Vladimir Poutine est attendu les 7 et 8
avril en Allemagne. Plus précisément à Hanovre, où le président russe
inaugurera avec Angela Merkel la grande Foire industrielle dont la Russie est
cette année l'invitée d'honneur. Les fleurons de l'économie russe y ont bien
sûr réservé un stand.
En
2012, la chancelière s'était livrée au même exercice en compagnie du premier
ministre chinois, Wen Jiabao. C'est en effet Pékin qui était alors au coeur de
cette manifestation. Deux exemples typiques de l'osmose entre la diplomatie et
l'économie allemande.
En
Allemagne, les exportations industrielles ne sont pas seulement perçues comme
la conséquence de la compétitivité de l'économie, elles deviennent un véritable
but en soi. Une marque de fabrique, un objet de fierté, y compris pour la
gauche et le mouvement syndical. Une assurance aussi contre le déclin
démographique, l'investissement des excédents commerciaux permettant de couvrir
en partie, demain, les besoins de financement des comptes sociaux.
Dans
ce pays qui, pendant plusieurs décennies après la seconde guerre mondiale, n'osait
même pas revendiquer d'intérêt stratégique particulier - "Nous étions
censés avoir les mêmes intérêts que nos alliés et voisins", confie un
diplomate -, le commerce constitue une porte d'entrée idéale sur le monde.
"L'Allemagne est une nation exportatrice qui vend ses produits dans
quasiment tous les pays. Elle a donc un intérêt fondamental à la paix et à la
stabilité, qui, seules, offrent les conditions pour faire du commerce et
investir. En ce sens, l'économie influence la politique étrangère allemande",
reconnaît Ruprecht Polenz, président (CDU) de la commission des affaires
étrangères au Bundestag, le Parlement allemand.
Le commerce, c’est la paix
Le
commerce, c'est la paix. En étant championne du monde des exportations,
l'Allemagne apporte donc une contribution décisive à la paix mondiale. CQFD.
Pour ce faire, elle doit même être prête... à faire la guerre. Tel était le
paradoxe énoncé en 2010 par le président de la République, Horst Köhler :
"Un pays de notre taille tourné vers le commerce extérieur, et donc
également dépendant du commerce extérieur, doit aussi savoir qu'en cas de
doute, d'urgence, un engagement militaire est aussi nécessaire pour préserver
ses intérêts, par exemple le libre accès aux voies commerciales." A
l'époque, cette phrase avait fait scandale. Horst Köhler avait démissionné.
Aujourd'hui, le ministre de la défense, Thomas de Maizière, ne dit pas autre
chose, et nul ne s'en offusque.
Pendant
ce temps, Angela Merkel, elle, voyage. Depuis 2007, la chancelière a effectué
pas moins de 274 déplacements à l'étranger : 168 en Europe, 59 en Asie, 29 en
Amérique du Nord, 11 en Afrique et 7 en Amérique latine. Même la petite
Moldavie a eu droit à sa visite. Dans cet agenda surchargé, la Chine occupe une
place particulière. La chancelière y a effectué pas moins de six longues
visites officielles en six ans, dont deux en 2012. A chaque fois, Angela
Merkel se rend à Pékin et en province. Ce n'est évidemment pas un hasard. En
dix ans, le commerce entre les deux pays est passé de 36 milliards à 144
milliards d'euros. La Chine est devenue le troisième partenaire commercial de
l'Allemagne (derrière la France et les Pays-Bas) et, sur les dix dernières
années, l'Allemagne a affiché six excédents commerciaux. Si Angela Merkel a
reçu - une seule fois, en 2007 - le dalaï-lama et tente de rencontrer à chacun
de ces voyages des représentants de la société civile, la chancelière prend
manifestement garde de ne pas aller trop loin.
Autre
illustration de la démarche allemande : les relations avec les Etats-Unis. Bien
sûr, celles-ci dépassent largement le cadre économique. L'ancrage dans l'OTAN
est l'un des piliers de la diplomatie allemande. Mais Berlin a su, ces derniers
mois, utiliser ses liens privilégiés avec Washington pour relancer de façon
spectaculaire la négociation d'un traité de libre-échange entre l'Union
européenne et les Etats-Unis. C'est d'ailleurs à Berlin que le vice-président
américain, Joe Biden, a, le 1er février, donné le feu vert de la nouvelle
administration Obama à une telle initiative. Pour favoriser l'industrie
allemande, Angela Merkel n'a donc hésité ni à court-circuiter la Commission
européenne, responsable du dossier, ni à ouvrir un nouveau contentieux avec la
France, beaucoup plus réservée sur ce sujet, ni à tourner le dos au
multilatéralisme, pierre angulaire de la diplomatie allemande.
Accès aux matières premières
Un
autre thème provoque une sorte d'union sacrée en Allemagne : l'accès aux
matières premières. L'enjeu est sérieux, car, sans elles, une bonne partie du
secteur de l'industrie craint d'être un jour en chômage technique. Résultat :
en février 2012, en pleine crise grecque, Angela Merkel a déroulé le tapis
rouge sous les pieds du président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, et
signé avec celui-ci un accord sur l'exploitation par des entreprises allemandes
des terres de ce pays riches en uranium. Les défenseurs des droits de l'homme
ont protesté, le patronat a applaudi. Incidemment, il s'est dit à cette
occasion que le dictateur kazakh se faisait soigner dans une clinique de
Hambourg.
Hélas,
les relations internationales ne se limitent pas à donner un coup de main à
Porsche, Audi et BMW dans leur conquête des nouveaux nababs. Horst Köhler a eu
le tort d'avoir eu raison trop tôt. "Dans le passé, il était acceptable
que l'Allemagne joue un rôle second derrière la France et le Royaume-Uni. Mais
avec le rôle dominant qu'elle a reçu pendant la crise financière, l'Allemagne,
qu'elle le veuille ou non, ne peut plus se cacher. Il faut qu'elle ait le
courage de prendre la parole sur la scène internationale au même titre que la
France et le Royaume-Uni", analyse Wolfgang Ischinger, ancien ambassadeur,
désormais président de la Conférence de Munich sur la sécurité, qui, chaque
année, rassemble en février le gratin de la diplomatie internationale. Ainsi,
c'est de Berlin et non de Paris que, ces dernières semaines, le président
égyptien, Mohamed Morsi, puis son homologue tunisien, Moncef Marzouki, se sont
adressés aux Européens. De même, en raison des liens particuliers de l'Allemagne
avec Israël, Angela Merkel a sans doute (un peu) plus d'influence sur le
premier ministre Benyamin Nétanyahou que les autres Européens.
Devenue
discrètement le troisième exportateur d'armes du monde (derrière les Etats-Unis
et la Russie), l'Allemagne sait également jouer du succès de ses sous-marins
(auprès de la marine israélienne) et de ses chars, dont l'Arabie saoudite et
l'Algérie espèrent acquérir plusieurs centaines d'exemplaires pour jouer un
rôle diplomatique dans le monde arabe et au Moyen-Orient. Elle n'hésite
d'ailleurs pas à exploiter l'animosité de certains pays contre la France, comme
le montre sa présence très active au Maghreb.
Beaucoup de commerce
Angela
Merkel a en outre brisé un tabou : la chancelière n'hésite plus à vendre des armes
aux pays amis, même dans les zones de conflit. L'opposition dénonce une
"doctrine Merkel" court-termiste, la majorité et plusieurs experts
n'y voient que l'officialisation d'une politique déjà menée auparavant par
Gerhard Schröder, son prédécesseur social-démocrate. "Merkel ne va pas
exporter n'importe quoi n'importe où, mais exclure les livraisons d'armes,
comme autrefois, dans les régions de conflits n'a pas de sens", note
Wolfgang Ischinger.
En
revanche, même si l'Allemagne participe à des opérations de maintien de la paix
dans plusieurs pays (avec notamment 4 500 soldats présents en Afghanistan, 730
au Kosovo, 320 dans la Corne de l'Afrique, 300 en Turquie, 150 au Liban et,
depuis peu, 330 au Mali et au Sénégal), envoyer des soldats à l'étranger est
une mesure impopulaire et donc politiquement risquée pour une chancelière.
C'est l'"ultima ratio" ("ultime recours"), résume Ruprecht
Polenz. Une illustration parmi d'autres de cet état d'esprit : à Dresde, le
nouveau Musée de l'armée semble avoir été conçu pour transformer les visiteurs
en militants pacifistes.
Commentant
l'émoi actuellement suscité dans le pays par une série télévisée qui relance un
vaste débat sur la participation des Allemands ordinaires aux crimes nazis, le
Spiegel du 25 mars titre : "La guerre et les Allemands : l'éternel
traumatisme". D'où l'abstention de l'Allemagne à l'ONU lorsqu'il s'est
agi, en 2011, d'intervenir en Libye. D'où son engagement minimal au Mali. D'où
son souci de ne pas être impliquée en Syrie. La plupart du temps, les
spécialistes (et la presse) critiquent cette frilosité d'Angela Merkel et de
son ministre des affaires étrangères, Guido Westerwelle, mais l'opinion
approuve. Contrairement à la gauche, qui, en 1999, a pris le risque de
déplaire à son électorat en envoyant des troupes au Kosovo, la coalition
actuelle suit les sondages. "Nous sommes redevenus gauchistes",
déplore un diplomate.
Un peu de droits de l’Homme
Un
vote en 2011 au Bundestag sur la Libye aurait sans doute constitué une épreuve
pour la plupart des partis, divisés sur la question. Fait exceptionnel, en
2011, seule Die Linke, le parti de la gauche radicale, a soutenu sans réserve
Angela Merkel. Or, dans cette démocratie parlementaire qu'est l'Allemagne, le
Bundestag joue un rôle important dans la politique extérieure. Pas question
d'envoyer un soldat à l'étranger sans un mandat extrêmement précis. Du plan de
vol des appareils qui transportent les troupes à l'équipement des soldats, en
passant par les conditions de vie sur place, les députés du Bundestag
contrôlent tout, y compris en se rendant sur le terrain.
Vladimir
Poutine l'a récemment constaté à ses dépens. Proche de l'ancien chancelier
Gerhard Schröder, le président russe entretient des relations notoirement
tendues avec Angela Merkel. Contrairement à la tradition, celle-ci n'a pas
dormi en Russie lorsqu'elle s'y est rendue à la tête d'une délégation d'hommes
d'affaires, le 16 novembre 2012. Surtout, quelques jours plus tôt, le
responsable du groupe d'amitié germano-russe, le député Andreas Schockenhoff
(CDU), avait publié un rapport au vitriol sur la situation des droits de
l'homme en Russie. Vladimir Poutine était furieux, le ministère des affaires
étrangères allemand très embarrassé, mais Angela Merkel, elle, s'est bien
gardée de critiquer ce parlementaire (également président du groupe d'amitié
France-Allemagne), qui faisait d'ailleurs partie de la délégation.
Beaucoup
de commerce, un peu de droits de l'homme et une participation restreinte aux
opérations de l'OTAN et de l'ONU : tout cela fait-il une politique étrangère
cohérente ? "Non", tranche Frank-Walter Steinmeier, président du
groupe social-démocrate au Bundestag et ministre des affaires étrangères de
2005 à 2009. Un jugement "exagéré", selon Eberhard Sandschneider, un
des responsables de la fondation DGAP (Société allemande pour la politique
étrangère). Pour lui, l'Allemagne "s'adapte à l'évolution du monde",
même si elle a encore du mal à assumer son pouvoir, notamment vis-à-vis des
Etats-Unis. Si les liens transatlantiques restent importants, il peut y avoir
des "divergences d'intérêts", et l'Allemagne aurait tout avantage à
envisager des "partenariats plus flexibles", estime-t-il.
L'abstention
de l'Allemagne à l'ONU sur le dossier libyen peut être lue comme un manque de
courage de la quatrième puissance économique mondiale, mais également comme la
marque d'une relative autonomie que celle-ci acquiert vis-à-vis de ses deux
principaux alliés : la France et les Etats-Unis. La frilosité de l'Allemagne à
envoyer des troupes dans des zones de combat ne doit donc pas conduire à
sous-évaluer la puissance de sa diplomatie, même si les Allemands eux-mêmes
rechignent parfois à admettre l'influence déterminante de cette dernière et à
en tirer les conséquences.
Par
Frédéric Lemaitre - Source de l’article Le Monde