« L’Europe sera un jour marginalisée si elle n’est pas connectée à son voisinage au sud et à l’est » Nasser Kamel, Secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée
Les violences s’apaisent-elles sur le pourtour méditerranéen? Fracas de la guerre en Libye et en Syrie; drame des routes migratoires organisées par des mafias sans scrupules; souffrances des populations confrontées aux chocs de la mondialisation… Chacune de ces crises restent présentes mais leur intensité recule progressivement depuis quelques mois.
Chaque pays évolue certes selon ses dynamiques propres, ce que souligne la mobilisation des Algériens à l’approche de l’élection présidentielle du 18 avril 2019. Mais au nord comme au sud de la Méditerranée, des gouvernements s’extirpent peu à peu de la pression de l’urgence et envisagent des projets à moyen terme pour faciliter les échanges et la coopération en vue d’un mieux-être des populations.
C’est en tout cas l’espoir de Nasser Kamel, secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée (UPM), une petite organisation régionale créée en 2008 avec tambour et trompette sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, alors président de la République française, mais qui a connu des débuts difficiles. Héritière du « processus de Barcelone » lancé dans les années 1990 dans un contexte d’apaisement du conflit israélo-palestinien et d’expansion de l’Union européenne après la chute du mur de Berlin, l’UPM a pâti de certaines maladresses françaises dans sa phase de conception. Surtout, le contexte régional a été bouleversé par la crise financière et économique qui a plombé les pays d’Europe méridionale à partir de 2010, par les bouleversements politiques dans les pays arabes après le « printemps » de 2011, et par la crise migratoire de 2015.
« Depuis un ou deux ans, on constate un regain d’intérêt pour la scène méditerranéenne », constate toutefois Nasser Kamel, un ancien ambassadeur d’Egypte à Paris et à Londres, qui a pris les rênes de l’UPM depuis l’été 2018. De passage à Paris, il a expliqué comment cette organisation pouvait faciliter le financement de projets d’infrastructures dans le bassin méditerranéen et favoriser le rapprochement des sociétés, notamment sur la question de l’égalité femme/homme, lors d’un petit déjeuner organisé par l’Association de la presse diplomatique française (APDF). Voici des éléments de sa démonstration.
L’intensité des crises diminue en Méditerranée
« Depuis 2010-2011, l’Europe était en mode ‘gestion de crises’ tandis que le monde arabe était plongé dans une situation de grande fragilité stratégique », souligne-t-il. « L’Etat s’est effondré en Syrie et en Libye. L’Egypte et la Tunisie ont traversé une période de grande instabilité. Ces facteurs ont conduit à une vague d’émigration vers l’Europe sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale ».
« Mais depuis un ou deux ans, l’intensité des crises diminue. La guerre n’est pas finie en Syrie mais il y a quand même un vainqueur et des réfugiés syriens rentrent dans leur pays. En Libye, le conflit continue à basse intensité tandis que l’émissaire spécial de l’ONU recherche une solution politique ».
« A côté, l’Egypte vient de connaitre une année avec 5,4% de croissance et le Maroc vit sa révolution industrielle. Une classe moyenne émerge et sa capacité d’entreprendre avec l’Europe augmente. La Méditerranée redevient une zone d’intérêts, et pas seulement une zone à problème ».
« Les flux migratoires ont fortement baissé, passant d’un million de personnes en 2015 à quelques dizaines de milliers par an aujourd’hui. La pression politique et psychologique sur l’Europe, qui a nourri le populisme et l’extrémisme, n’est pas la même qu’il y a 3 ou 4 ans ».
« Les événements de 2011 dans le monde arabe ont provoqué une nouvelle forme de maturité des sociétés. Certains pays ont vécu une rupture du contrat qui liait les populations à leurs dirigeants selon le principe : la sécurité et des subventions contre une absence de démocratie. Mais très vite, il est apparu que la seule force d’opposition politique constituée était incapable de gouverner et de faire face aux responsabilités, ni intellectuellement, ni techniquement, ni scientifiquement… Les jeunes éduqués qui ont manifesté en 2011 ont réalisé que la seule force organisée sur le terrain était l’islam politique et les djihadistes. Cette option n’est plus une alternative aux yeux des populations. Cela a douché leurs espoirs de changement politique ».
L’UPM, un esprit de coopération en Méditerranée
« C’est dans ce contexte plus stabilisé que les gouvernements et les administrations passent peu à peu d’une posture de gestion de crises à une pensée plus stratégique de développement. Or c’est la vocation de l’Union pour la Méditerranée, une organisation régionale qui compte 43 membres et dont l’objectif est de favoriser le développement humain et le développement durable dans le pourtour méditerranéen ».
« L’UPM accompagne des projets d’infrastructures auprès de bailleurs de fonds. Elle est aussi une plateforme de dialogue de la société civile, des syndicats, des entrepreneurs. Et elle est un lieu unique d’échanges techniques et politiques entre des pays qui ont parfois des relations difficiles, comme la Turquie, la Grèce et Chypre, ou bien Israël et la Palestine. Dans les réunions sectorielles de l’UPM, les Etats montrent leur volonté de laisser leurs différends à la porte pour se concentrer sur des enjeux techniques et financiers ».
« C’est ainsi que nous avançons sur le projet de création d’une usine de désalinisation de l’eau de mer dans la bande de Gaza, qui nous amène à travailler avec Israël, l’Autorité palestinienne et les autorités locales de Gaza. Ce sera un investissement de 400 millions d’euros qui apportera de l’eau potable à 2 millions d’habitants : de très nombreux bailleurs y participent, comme le Koweït et la Banque islamique de développement, mais aussi la Slovénie et Malte, qui témoignent ainsi d’un soutien politique au projet ».
« C’est notre valeur ajoutée. Nous sommes des facilitateurs. Et du coup notre voix porte auprès des organisations financières internationales et auprès des grandes agences de développement. Nous sommes une petite structure de 64 personnes, dont 31 femmes, basée à Barcelone. Nous soutenons 53 projets à hauteur de 7 milliards d’euros, dont l’un des plus récents est la dépollution du lac de Bizerte en Tunisie, un chantier de 9 millions d’euros qui va impacter 500 000 habitants, soutenu par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) . Nous portons aussi des réalisations culturelles comme l’université euroméditerranéenne de Fès et celle de Portoroz, en Slovénie. Les projets doivent être portés par au moins trois pays, le maximum étant de huit à neuf pays ».
« Nous avons un agenda très chargé sur l’enjeu de l’égalité homme/femme et de l’autonomisation des femmes. Nous avons créé des indicateurs de performance qui permettent de vérifier l’évolution des politiques publiques et un système de revue par les pairs pour examiner ensemble les avancées. Nous travaillons aussi sur les violences faites aux femmes. C’est un problème à la fois au nord et au sud de la Méditerranée ».
« L’UPM repose sur une relation égalitaire et consensuelle entre ses membres, mais il y a des pays plus actifs que d’autres, notamment la France, l’Allemagne et l’Italie. L’Allemagne et les pays du nord, comme la Suède, sont parmi nos plus gros contributeurs à travers leurs agences de développement – je passerai bientôt deux jours à Berlin ».
Connecter l’Europe à l’Afrique
« Ces pays sont de plus en plus convaincus de l’importance d’agir sur le moyen et le long terme en Méditerranée. En 2040 ou 2050, l’Europe sera marginalisée à l’échelle du monde si elle ne s’est pas connectée à son voisinage du sud et de l’est… et toute la Méditerranée sera marginalisée avec elle ! Vu son évolution démographique, l’Europe ne pourra pas survivre sans de bonnes relations avec l’Afrique et le Moyen-Orient. Cela implique un espace de circulation des personnes ouvert et fluide, et des transferts de fonds faciles ».
« Dans cette perspective, l’Union pour la Méditerranée peut jouer un rôle de passerelle au profit d’une coopération Europe-Méditerranée-Afrique subsaharienne. Nous avons un début de conversation avec l’Union européenne à ce sujet et je vais me rendre à Addis-Abeba pour défendre l’idée de créer un lien structurel entre l’Union africaine et l’UPM. L’Afrique est le continent de demain, celui où il y aura le plus de croissance et des classes moyennes avec des attentes et des besoins énormes. C’est un continent d’opportunités y compris dans les nouvelles technologies. La Chine, d’ailleurs, a déjà fait le pari de l’Afrique ».
« La France aussi est de retour et le président Macron a évoqué la Méditerranée à plusieurs reprises dans ses discours. Il a convoqué un Sommet des deux rives qui se tiendra le 24 juin 2019 à Marseille, auquel l’Allemagne a accepté de participer. La Méditerranée redevient une priorité française et européenne et c’est une très bonne chose ».
« J’espère que nous pourrons progressivement avancer sur des enjeux comme les migrations et la mobilité des étudiants. Il faut remplacer l’immigration irrégulière par une immigration régulière et négociée, permettant des relations de travail légales, structurées, performantes, comme ces 17 000 travailleurs saisonniers marocains, dont de nombreuses femmes, qui participent durant trois mois à la récolte des fruits dans la région de Valence. Il faut aussi agir sur les causes de fond de l’immigration, en utilisant notamment le Plan d’investissement extérieur de l’Union européenne et les processus de Rabat et de Khartoum pour les migrations ».
« Il faut en outre organiser la mobilité des étudiants. L’université euroméditerranéenne de Fès est une très belle réalisation, un investissement de 90 millions d’euros avec notamment la participation de l’Agence française de développement et des partenariats avec le Massachussetts Institute of Technology (MIT) et l’INSA. Mais il faut en parallèle un Erasmus euroméditerranéen qui développera les échanges, favorisera la connaissance mutuelle et fera évoluer les perceptions de l’autre. Il faut aussi faciliter la mobilité des professeurs et favoriser la reconnaissance mutuelle des diplômes. Ce sera l’une des meilleurs façons de jeter des ponts à travers la Méditerranée ».
Par Jean-Christophe Ploquin - Source de l'article La Croix
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