Epidémie mondiale de désillusions
Nous vivons une transition vers l’économie numérique, dominée par de puissants effets de réseau et l’exploitation des données à grande échelle, qui bousculent notre quotidien, les réglementations et les modèles sociaux. Comme tout changement, cette transition suscite un malaise, et de multiples contestations. Elle donne lieu à de nombreux débats sur l’avenir de l’emploi, la migration (légale et illégale) et la fuite des cerveaux: au-delà de son impact sur certaines professions, l’économie numérique modifie structurellement la répartition des emplois et sonne le glas du salariat, posant de nouveaux défis en termes de droit du travail et de protection sociale.
Le récit libéral a régulièrement été confronté au cours de son histoire à des crises graves, avec les machines à vapeur, chemins de fer, électricité et automobiles, internet, la robotisation, l’intelligence artificielle… Comme dit Bergson, « la poussière varie mais le tourbillon est le même ».
Toutefois, aujourd’hui, l’accélération du rythme de disruption technologique désoriente. Et le monde, (et ses incertitudes croissantes), a produit une épidémie mondiale de désillusions. Face à l’instabilité du marché du travail, le chômage des jeunes diplômés, l’accroissement des inégalités entre les nations et au sein des nations elles-mêmes, ils sont de plus en plus nombreux à penser, à tort ou à raison, que la libéralisation et la mondialisation sont un immense racket qui profite à une minuscule élite aux dépens des masses.
En Tunisie, où les dividendes de la démocratie tardent à se matérialiser, les Tunisiens sont en colère et ne voient pas le bout du tunnel. Car les années se suivent et se ressemblent, avec la chute sans fin du dinar[1], l’inflation (plus de 7%) et la dégringolade du pouvoir d’achat, entraînant un surcroît de pessimisme chez les ménages et les entrepreneurs, et ôtant toute illusion pour un avenir meilleur…
Ce qui pousse une bonne partie d’entre eux à contester l’action publique et à ne plus faire confiance aux politiciens et aux institutions pour gérer la chose publique ou décider de notre avenir. Les populistes et les contestataires de tous bords ont le vent en poupe.
C’est ainsi qu’ils sont nombreux à rejeter les négociations en cours avec l’Union européenne pour un Accord de Libre Echange Complet et Approfondi (ALECA) sans vraiment en saisir le potentiel, sans proposer d’alternatives viables et souvent par opportunisme politique.
Face à ce constat, Il est de l’intérêt des pays développés, d’une part, de refonder le capitalisme afin de mieux lutter contre les inégalités, dans un contexte marqué par un besoin de justice accru et de ralentissement de la croissance qui favorisent la montée des extrêmes et du populisme, et d’autre part de soutenir le développement des pays pauvres, afin de lutter avec efficacité contre les mouvements de migration, et contre l’immigration illégale (les barrières et les murs ne suffiront pas) tout en favorisant de réels partenariats avec des perspectives ouvertes à toutes les nouvelles générations dans les pays en développement.
C’est à l’Europe qu’il incombe principalement de répondre à cette nécessité, de réinventer le capitalisme et proposer une nouvelle voie pour son voisinage car c’est conforme à ses traditions.
Le monde a besoin de plus d’Europe
Un nouveau tandem va diriger l’Union européenne : Ursula von der Leyen à la Commission européenne et Josep Borrel aux Affaires Extérieures. Ensemble, ils vont s’atteler aux défis intérieurs et extérieurs pressants auxquels fait face l’Union européenne.
Pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, une femme va diriger la Commission. Elle s’appelle Ursula von der Leyen. Cette Allemande de 60 ans est médecin de formation, ex-ministre de la famille, ex-ministre de la défense. Elle est polyglotte et parfaite francophone.
« Le monde souhaite plus d’Europe et a besoin d’une puissante voix européenne que nous ne pourrons avoir que si nous sommes unis[2] », a déclaré Ursula von der Leyen, consciente des défis planétaires comme le changement climatique, la réforme de l’OMC et la préservation du multilatéralisme[3], la question migratoire et la montée des populismes et des contestations sociales…
« Nous savons tous que nous ne pourrons faire face aux défis qu’unis, prospères et forts », a-t-elle ajouté. »Nous voulons lancer une conférence sur l’avenir de l’Europe qui se déroulera dans nos pays membres et dont les discussions porteront sur la manière dont les populations, les Européens, conçoivent l’avenir de leur Union européenne« , avait-elle ajouté. Or l’avenir de l’Europe est étroitement lié à son voisinage immédiat à l’est et au sud, et pour cela nécessite autant d’attention, voir plus.
L’ancien président du Parlement européen, Josep Borrel, 72 ans, devient Haut Représentant aux Affaires extérieures et succède à Federica Mogherini. Il a toutes les qualités requises pour relancer le « processus de Barcelone » noyé dans une « politique de voisinage » à l’ambition bien plus limitée (offre de 2011, 3M, Money, Mobility, Markets), et souvent critiquée pour ne pas être à la hauteur des enjeux en cours au sud de la Méditerranée.
Josep Borrell va certainement donner un nouvel élan à une politique européenne sans réelle vision d’intégration à long terme ni perspective concrète en Méditerranée. Cet élan devra être concerté au préalable et donner la priorité aux jeunes, afin qu’ils puissent s’émanciper par le savoir, l’éducation et la culture, et contribuer ainsi au développement national et la stabilité régionale.
Il pourra aussi transmettre l’expérience espagnole de la transition démocratique et accompagner par les investissements européens la croissance économique de la région, comme l’Espagne l’avait fait avec l’Amérique latine par le passé, durant les années 1980.
Il faudra mettre en œuvre une stratégie en ilots afin de consolider le développement de certains pays, qui se répercutera ensuite sur leur sous-région. Ainsi, en Afrique du nord, la priorité sera de consolider la transition démocratique et économique de la Tunisie, qui ensuite contribuera à la stabilité de ses voisins.
Il faudra mieux expliquer l’offre européenne à la Tunisie, et mettre l’accent sur le fait que l’ALECA n’est pas qu’un accord commercial. Le capitalisme et les accords de partenariats économiques doivent se réinventer ou ils ne survivront pas à la montée des inégalités à travers la planète. «Nous ne pouvons pas payer toujours plus de croissance par toujours plus d’inégalités. Nous sommes au bout de ce raisonnement
[4]». Il est nécessaire d’«entendre le signal d’alerte de tous ceux qui disent qu’ils ne profitent pas de la mondialisation» en Europe, dans les pays du sud, et au sein des régions marginalisées de ces pays.
L’ALECA pourrait devenir un véritable instrument de rattrapage régional. Il a été mis en évidence avec les travaux d’Amartya Sen que le développement régional n’est pas qu’une question de redistribution de fonds, encore faut-il que les régions aient les capacités de s’en servir. D’où la nécessité de permettre plutôt aux régions de devenir autonomes dans la création de richesses et d’emplois. Ainsi, pour une politique efficace de développement régional, l’état,de concert avec les bailleurs de fonds, doit sortir de la logique de redistribution afin d’aller vers une égalité en termes de droits et de libertés tout en enlevant tous les obstacles créant des écarts de capabilités entre les différentes régions.
Dans ce contexte, l’exclusion et le désenchantement, doivent être appréhendés comme une privation de capabilités élémentaires et non pas seulement comme une faiblesse des revenus. Une croissance inclusive pose comme principe l’égalité des capabilités de base, et non l’égalité des utilités comme dans l’utilitarisme
[5], ou l’égalité des « biens premiers » (biens utiles quel que soit notre projet de vie rationnel) comme chez John Rawls.
Mettre en place une politique de développement efficace (inclusive) qui élargit les possibilités d’action de chacun. Il faut que tous les citoyens qui le désirent, puissent être capables[6]. Capables de choisir et d’agir. Amartya Sen[7] qui a beaucoup travaillé sur ces questions, exprime clairement cette idée de capabilité comme liberté[8] ; liberté d’utiliser leurs biens matériels et immatériels afin de choisir leur mode de vie. C’est la capacité à exercer un libre choix. Plus une personne a des possibilités, plus elle peut les combiner de différentes façons et changer de vie. La richesse, en termes de capabilités, c’est avoir différentes vies possibles. Être pauvre, c’est avoir peu de choix à toutes les étapes de la vie. Pour Amartya Sen, c’est cette inégalité qui doit être corrigée.
Une transition économique réussie doit aboutir à des individus capables et libres d’entreprendre. Cette capacité est conditionnée par les conditions de départ. L’égalité de départ requiert une éducation moderne accessible et la formation tout au long de la vie. L’éducation (scolaire et universitaire) demeure le pivot de la formation du capital humain. Toutefois, il est nécessaire de la moderniser et de la compléter par les apprentissages et la formation continue (en attendant de réformer le système éducatif).
A terme, l’éducation doit être entièrement repensée (forme et contenu) afin de permettre aux générations à venir de relever les défis d’un monde digital en perpétuel changement. Il s’agit surtout d’apprendre à apprendre. Les TIC sont entrain de révolutionner l’éducation. 70% des métiers qu’exerceront les enfants qui entrent aujourd’hui à l’école n’existent pas encore.
Enfin et surtout, mise en place d’un « pack migratoire». Ce pack implique une série de tâches pour la partie tunisienne en échange d’une aide technique et financière additionnelle européenne, accompagnée d’une facilitation des visas pour les fournisseurs de services. La pression migratoire en provenance d’Afrique va considérablement augmenter dans les années à venir. Cela nécessitera un effort accru de la partie tunisienne pour, notamment le renforcement des contrôles aux frontières, le combat contre l’entrée illégale et contre le trafic de migrants, une activité de capacity building dans le domaine de la migration et de l’asile, d’après le modèle de mise en œuvre de l’accord de Schengen…
Cette coopération aboutira éventuellement à la création de zones tampons des flux migratoires sur le continent africain. Ce processus touchera également le rapatriement des migrants en situation irrégulière. Ces services nécessiteront la mise en place d’un réseau de coopération policière et judiciaire afin de renforcer une gestion “conjointe” et “intégrale” des migrations, en échange d’aide dans la mise en place de systèmes électroniques de vigilance.
Il n’y aura pas de succès économique sans justice sociale, développement et lutte contre la pauvreté
La Tunisie a le potentiel pour réussir sa transition économique mais cela passe par des choix fondamentaux : ceux de la compétitivité, de l’innovation et des exportations, et donc d’une dose certaine de libéralisme. Carlo Rosselli (1899-1937), fondateur du socialisme libéral disait qu’une société pleinement libérale est celle dans laquelle « la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres ».Ce qu’il faut, disait-il, c’est que la liberté cesse d’avoir une valeur seulement pour l’élite et qu’elle puisse arriver dans la vie des gens pauvres.
Pour cela, l’ALECA ne doit pas seulement offrir de nouvelles opportunités à ceux qui sont le plus à même d’en bénéficier mais prendre en compte aussi les plus vulnérables, ceux qui ne sont pas capables d’en tirer profit. Permettre par l’éducation et la formation de donner une forme d’égale opportunité, de mettre tout le monde sur la ligne de départ.
S’il est ancré dans une vision juste et de long terme, le Partenariat euro-méditerranéen devrait permettre aux jeunes, à travers l’autonomie, et la capacité à s’émanciper, de faire mieux et de s’en sortir. L’ALECA concrétisera ce dispositif en facilitant l’intégration dans le marché intérieur de l’UE pour les biens, services et investissements tunisiens, par un rapprochement réglementaire et une économie de marché. Car pour consolider notre démocratie, l’économie de marché, même si elle n’est pas parfaite est incontournable. Pour illustrer cette dualité, Raphael Enthoven écrit en faisant référence à la fable des abeilles[9] : « Pour le meilleur et le pire, l’économie de marché est la dot de la démocratie dont l’égoïsme individuel est paradoxalement à la fois le pire ennemi et la meilleure garantie ».