La Méditerranée, un espace géopolitique

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Sur le plan géographique, géologique et climatique, la Méditerranée a connu et connaît encore des bouleversements profonds. Parallèlement, elle est culturellement et politiquement conflictuelle. Peut-on considérer la Méditerranée comme un espace géopolitique ?

Zone de contact et souvent de conflit entre civilisations différentes au cours des siècles, marquée par de profondes évolutions politiques et étatiques le long de ses deux rives, la Méditerranée est aujourd’hui dominée par la présence de l’Union européenne au Nord et par le monde arabo-musulman au Sud.

Dominée mais pas monopolisée : la Turquie, Israël, l’implantation de minorités musulmanes en Europe, la présence navale américaine, la proximité de la mer Noire, du Caucase et de la Russie ajoutent à la complexité de l’ensemble.

Une zone tectonique et climatique dangereuse
Un accident géologique à la surface du globe

La mer Méditerranée, qui s’allonge sur 3 860 km d’ouest en est, est un accident géologique singulier à la surface du globe, où elle n’a en vérité guère d’équivalent. Une de ses caractéristiques majeures – mais rarement soulignée – est le contraste entre le tracé massif plus ou moins rectiligne de ses côtes africaines et les grandes péninsules montagneuses de sa bordure septentrionale, qui s’avancent de plusieurs centaines de kilomètres vers le sud.
  • La péninsule ibérique s’étend sur près d’un millier de kilomètres vers le sud au point de fermer presque complètement la Méditerranée, au niveau du détroit de Gibraltar qui n’a que 14 km de largeur et 300 m de profondeur. La mer d’Alboran (du nom d’un petit îlot volcanique espagnol inhabité), qui prolonge le détroit vers l’est sur 400 km, compte moins de 200 km de largeur jusqu’au méridien d’Oran.
  • La péninsule italienne, que prolonge vers le sud la Sicile, réduit la largeur de la Méditerranée à 150 km au détroit de Sicile. C’est entre le talon de la botte italienne et le fond du golfe de Syrte sur la côte libyenne que la Méditerranée est la plus large avec 1 600 km.
  • La péninsule balkanique, dont le sud est hellénique, est entourée de centaines d’îles, surtout dans la mer Égée. La Crète est la moins petite et la plus méridionale d’entre elles.
Cette avancée vers le sud des péninsules nord-méditerranéennes a une importante conséquence géopolitique. Les États du sud de la Méditerranée, surtout ceux du Maghreb, n’ont que des domaines maritimes (zones économiques exclusives) relativement restreints. Celui du Maroc s’ouvre essentiellement sur l’Atlantique et celui de la Tunisie dans le golfe de Gabès uniquement puisque l’Italie possède plusieurs îles dans le détroit de Sicile, au débouché duquel se trouve l’île de Malte, État membre de l’Union européenne. Il en est de même pour Chypre au large des côtes turques et syriennes.

La faible extension des domaines maritimes des États du sud de la Méditerranée se traduit par la manifestation de rivalités géopolitiques lorsqu’il est question de prospecter et d’exploiter les grands gisements d’hydrocarbures qui se trouvent vraisemblablement dans les profondeurs méditerranéennes.

La Méditerranée – eu égard à sa relative étroitesse – est une mer très profonde. Une grande partie de ses fonds sont à moins 3 000 mètres et en mer Ionienne, au large du Péloponnèse, se trouvent des fonds à moins 5 000 mètres. Une grande partie des fonds de la Méditerranée est couverte de très épaisses couches de sel, sous lesquelles se trouveraient d’importants gisements d’hydrocarbures.

D'importants changements tectoniques

L’histoire géologique récente de la Méditerranée est marquée par d’importants changements tectoniques. Au milieu de l’ère tertiaire, sa communication s’est interrompue à l’ouest avec l’Atlantique (qui s’élargit progressivement à l’ère secondaire) du fait de la poussée vers le nord de la grande plaque africaine. La Méditerranée, mer très ancienne et qui pénétrait bien plus loin vers l’est, s’est alors asséchée presque complètement et les dépôts organiques à l’origine des hydrocarbures accumulés dans ses fonds ont été recouverts d’épaisses couches de sel d’évaporation.

À la fin de l’ère tertiaire, au Pliocène il y a 9 millions d’années, des cassures provoquées par de nouvelles poussées de la plaque africaine vers le nord ont entraîné l’ouverture du détroit de Gibraltar et de nouveau la submersion de la longue dépression méditerranéenne par les eaux de l’Atlantique.

De nos jours, ces mouvements tectoniques se poursuivent, comme en attestent les tremblements de terre au nord et au sud de la Méditerranée, ou au fond de celle-ci. Celui qui détruisit Lisbonne en 1755 reste le plus célèbre. Mais toutes les régions plus ou moins proches de la Méditerranée en ont connu et devraient encore en subir. En effet, la plaque africaine qui remonte vers le nord de 1 à 3 cm par an (surtout en Méditerranée orientale) fait « rejouer » toute une série de grandes cassures orientées grosso modo est-ouest. Istanbul avec ses 15 millions d’habitants est sur l’axe de l’une d’entre elles, tout comme Athènes.

À l’est de la Méditerranée, les grandes failles orientées sud-nord déterminent l’affaissement du fossé de la mer Morte (moins 408 mètres) et la rectitude des côtes du Proche-Orient. Le golfe de Suez prolonge les failles de la mer Rouge auxquelles sont parallèles celles de la vallée du Nil qui menacent Alexandrie et Le Caire avec ses 11 millions d’habitants.

Bouleversements climatiques

Concernant la Méditerranée, les prévisions climatiques pour les prochaines décennies sont particulièrement défavorables, en raison des conséquences du réchauffement climatique. La sécheresse estivale, caractéristique majeure du climat de type méditerranéen, va sans doute s’étendre à une grande partie de l’année. Au Maghreb comme au Proche-Orient, l’aggravation de l’aridité aura pour effet d’imposer des conditions climatiques semi-désertiques.

Hormis le Nil, il n’y a pas de très grand fleuve à fort débit qui atteigne la Méditerranée (le Rhône, l’Èbre et le Pô sont des fleuves "moyens"). L’éventualité d’une "guerre de l’eau" est donc peu probable, car il n’y a guère de fleuves transfrontaliers dont les riverains peuvent se disputer le débit, sinon entre l’Espagne et le Portugal et au Proche-Orient où de nombreuses frontières suivent le tracé des fleuves de petite taille, comme le Jourdain.

En revanche, l’aridité de type saharien qui pourrait s’établir sur le Maghreb et le Moyen-Orient risque d’accroître les tensions avec les pays au nord de la Méditerranée. La sécheresse s’aggravera sans doute pour ces derniers mais ils peuvent gérer plus efficacement leurs ressources hydrauliques à partir des Alpes et d’autres montagnes bien arrosées. Cette ressource est bien plus faible au Maghreb et au Proche-Orient (sauf en Turquie) où les croissances démographiques bien qu’en diminution sont encore importantes. Le thème des migrants et des réfugiés climatiques risque donc d’alimenter bien des discours agressifs vers les pays au nord de la Méditerranée.

Un ensemble géopolitique conflictuel

On sait que les territoires d’une vingtaine d’États se trouvent autour de la Méditerranée, auxquels il faut ajouter Malte et Chypre, le Portugal qui est atlantique et le Maroc qui n’est qu’en partie méditerranéen. La question pourrait d’ailleurs se poser pour la France, dont la plus grande partie du territoire et de la population se trouve loin des rivages méditerranéens, si depuis deux siècles son expansion coloniale ne l’avait liée au Maghreb.

Présenter les pays qui entourent la Méditerranée comme un simple ensemble géopolitique présente le défaut de sembler vouloir passer sous silence les conséquences de l’époque coloniale ou de considérer que celle-ci serait tout à fait révolue. Certains discours laissent à penser qu’un accord doit être trouvé seulement entre « Méditerranéens » en dépit de leurs différences culturelles. Mais d’autres puissances qui ne sont pas méditerranéennes opèrent depuis longtemps en Méditerranée : la Royal Navy y a longtemps eu des bases et, depuis 1949, c’est la très puissante 6e flotte de l’U.S. Navy qui y croise en permanence.

L’enracinement de l’État d’Israël depuis 1948 est considéré dans les pays musulmans comme une relance du colonialisme occidental. Pourtant à leurs débuts, à la fin du XIXe°siècle, les « colonies » juives de Palestine n’étaient pas la projection d’une puissance européenne. L’Empire ottoman les a laissées s’implanter dans une plaine côtière très faiblement peuplée en raison du paludisme qui y sévissait, les populations arabes – les Palestiniens – étant concentrées sur les plateaux de l’actuelle Cisjordanie.

Les conquêtes spectaculaires de l’armée israélienne en 1967 et le soutien que les États-Unis apportent depuis à l’État hébreu, l’implantation de centaines de « colonies » religieuses israéliennes dans les « territoires occupés » sont autant de preuves pour les musulmans de la volonté hégémonique d’un « impérialisme judéo-chrétien ». La tyrannie ou l’autoritarisme des régimes arabes en Égypte, en Syrie, en Algérie, en Irak, en Libye, et leur faillite politique et économique ont donné le champ libre aux révolutionnaires islamistes, qui proclament la guerre sainte, le jihad, contre l’Occident.

Toujours est-il que l’ensemble géopolitique Méditerranée est traversé d’ouest en est par une ligne de discontinuité majeure, pour ne pas dire une ligne de front ou d’affrontements. Celle-ci correspond à l’ancienne ligne de confrontation entre la Chrétienté et l’Islam qui a reculé vers le sud. Elle correspond plus ou moins de nos jours à un secteur particulier de la zone de contacts planétaires conflictuels entre Nord et Sud – « pays développés » et « pays du tiers-monde » selon la terminologie des années 1960.

Même si en Méditerranée le clivage Nord-Sud a encore un sens, cette opposition doit toutefois être mise en perspective avec les récentes évolutions mondiales, notamment la montée en puissance de la Chine et de l’Inde et le retour sur la scène internationale de la Russie.

Il convient également de tenir compte des flux migratoires vers l’Europe occidentale qui ont concentré depuis les années 1960 dans les quartiers périphériques des grandes agglomérations plusieurs dizaines de millions de musulmans. Héritage de la domination ottomane sur les Balkans, environ 10 millions de musulmans se trouvent en outre dans l’ex-Yougoslavie (Bosnie, Macédoine, Kosovo) et en Albanie. Les récentes arrivées massives de migrants en provenance de la Syrie, de l’Irak, et d’autres Etats en conflits ou défaillants n’ont fait que raviver les questions d’identité et de sécurité au nord de la Méditerranée.

Au sein de cette ligne de discontinuité qui, de Gibraltar au Proche-Orient, partage la Méditerranée, la place de la Turquie est une question centrale. Le plateau anatolien, situé au nord de la Méditerranée orientale, est dominé par la chaîne du Taurus qui constitue le principal "château d’eau" du Proche-Orient. Certains sommets dépassent les 3 000 m d’altitude. De même que les grandes péninsules européennes (ibérique, italienne, balkanique) s’avancent vers le sud dans la Méditerranée, le plateau anatolien (de même origine géologique) s’enfonce dans la mer sur un axe est-ouest, entre la Méditerranée orientale et la mer Noire.

Le problème de la place de la Turquie – au nord ou au sud de la ligne qui partage en deux l’ensemble méditerranéen – n’est pas seulement fonction de la position géologique de l’Anatolie mais aussi du rôle historique de l’Empire ottoman et de sa situation actuelle : peuplée à 99% de musulmans et dotée d’un gouvernement islamo-conservateur, la Turquie est aussi membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et candidate pour entrer dans l’Union européenne (même si cette candidature marque le pas depuis plusieurs années).

Enfin, la question de la mer Noire se pose. Raccordée à la Méditerranée par les fameux Détroits (300 km), elle peut être considérée comme une autre Méditerranée, cinq fois moins vaste et entourée de six États. Mais la poudrière du Caucase est très proche, avec les luttes de multiples peuples musulmans. Au Proche-Orient, depuis des années, on ne peut faire abstraction du rôle d’États comme l’Iran ou l’Arabie saoudite dont les capitales sont à 2 000 km de la Méditerranée mais dont l’influence à Beyrouth ou à Damas est considérable.

Pour l’avenir, l’évolution de l’ensemble géopolitique Méditerranée dépend sans doute de ses relations avec l’Union européenne, mais probablement bien davantage du monde musulman.

Par Yves Lacoste - Source de l'article Vie Publique

Cet article est extrait de " La Méditerranée "

QI n°36 - La Méditerranée

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