(Photo Robert Poulain) |
Valeurs, imaginaires, c’est aussi ce qui contribue à fonder les rapports entre les sexes. Mais prendre cette question par ce bout-là conduit forcément à s’en poser d’autres, notamment celle d’une possible unité ou bien d’une césure culturelle, sociétale entre les deux rives.
Un postulat qui permet d’embrasser par ailleurs la dimension transverse du rapport aux genres. Mis au centre des échanges, il fait aussi histoire, politique, langage.
S’il y a un mot à retenir de cette deuxième table ronde, organisée dans le cadre des rencontres d’Averroès, c’est peut-être bien transversalité. Oui elle est transverse, cette question du rapport entre les sexes en Méditerranée. Elle inspire les imaginaires, conditionne les valeurs, comme l’indiquait le thème de ces échanges... mais pas seulement. Il est vrai, pour s’en tenir tout d’abord au sujet, qu’il s’est ourdi « tout un imaginaire fantasmatique autour de la femme », explique la psychanalyste et maître de conférences Houria Abdelouaed, évoquant celui du « vagin denté », et cette « inquiétante étrangeté du sexe féminin. Elle est du côté de l’obscur, mais elle est aussi donneuse de vie ». Et de revenir sur l’exemple de Tirésias, ayant été homme et femme avant de déclarer qu’il jouissait plus dans le second cas. « Et il a été frappé de cécité car il a révélé un secret... est-ce donc cela, la femme jouirait-elle plus que l’homme ? De fait, elle a mobilisé les attaques, les fantasmes depuis des millénaires ». Tout autant sur la rive Nord de la Méditerranée que sur la rive Sud... dont la religion, l’Islam, « ne connaît pas de péché de chair, puisqu’il n’y a pas pour elle de péché originel », avance de son côté la philosophe Nadia Tazi. De quoi conditionner forcément les rapports entre les deux sexes. « On constate donc une opposition entre Saint Paul, qui dit que "le célibat c’est le paradis" et Ghazali, philosophe du XIIe siècle, affirmant quant à lui que "la jouissance est la préfiguration du Paradis". Mais la femme reste sous contrôle, elle est toujours soumise au harem. L’homme est l’unique, il y a toujours pour lui la possibilité de la polygamie. En revanche, la femme, la seule, l’unique, c’est la mère ». Selon l’essayiste, on a par ailleurs reproché pendant plusieurs siècles cet excès de libido à l’Islam alors qu’aujourd’hui, on pointerait plutôt du doigt sa pudibonderie. Toutefois, insiste-t-elle encore, en parlant d’homme, il faut se méfier des clichés, distinguer le masculin du viril. « Le premier renvoie à un croisement rencontré dans la philosophie classique, mais il persiste entre la pensée grecque, notamment Aristote, et le Coran. Le masculin se traduit par l’idée de juste milieu, de décence, de modération. C’est la respectabilité, les bonnes matières. Le viril se distingue quant à lui par l’excès. L’idée dominante est celle de dépense, c’est le fantasmatique d’une illimitation... imaginaire contrarié par l’Islam, par la cité, la civilité. Il y a notamment une virilité basse, commune. On le voit avec l’exemple de Saddam, qui renvoie à une archaïcité, une idée d’excès dans la férocité et la cruauté, de narcissisme outrancier. Ce sera à la fois combattu et repris par les islamistes ».
Distinguer culturellement les deux rives ?
Ainsi rapidement, la césure se fait jour entre rive Nord et rive Sud sur cette question des valeurs fondant les rapports entre les sexes. Gianfranco Rebucini, anthropologue, évoque notamment le fait que sa discipline a beaucoup réfléchi sur le sujet de l’unité culturelle en Méditerranée. Il y a certes « la question de l’honneur, valeur universelle sur ce périmètre, mais aussi celle de la pudeur des femmes ou encore de la famille... et ce qui est intéressant, c’est que cette question du rapport entre les sexes est toujours une question centrale dans celle de l’unité en Méditerranée. Autres topos, le rapport à la sexualité, à l’érotisme, à l’homosexualité masculine ». Toutefois le territoire méditerranéen a aussi été le lieu de confrontations, explique-t-il : « Dans l’histoire, à partir des périodes bibliques, médiévales et modernes on retrouve des exemples de cette construction de l’autre à partir des deux rives de la Méditerranée, cette confrontation entre chrétienté et Islam, qui est très prégnante ». Une opposition qui n’a toutefois pas rendu impossibles les échanges entre cultures, sociétés, commerces... « Et la connaissance des deux rives était importante. Mais aujourd’hui, nous connaissons une crise de ces rapports d’échanges ». Plus précisément, les questions de genre ont toujours été centrales dans ce jeu de miroir entre chrétienté et Islam. Deux religions qui « se renvoyaient la balle dans la construction de la masculinité. Pour l’Islam, la relative mixité qui existe dans la religion chrétienne est une chose absurde. On traitait pour eux les femmes de façon mauvaise, puisqu’on ne les respectait pas. Inversement, les chrétiens considéraient cette séparation des sexes qui existait dans la religion musulmane comme quelque chose de très négatif aussi. D’autant que le fait que les hommes soient entre eux du côté des musulmans, instillait une proximité pouvant mener à l’homosexualité. Ce qui est pour les chrétiens une chose abominable... Alors que chez les musulmans, il n’y a pas ce même rapport à la sexualité, du fait de l’absence du péché originel ». Chacun voit dès lors dans l’Autre le faible, celui qui favorise une masculinité diminuée. Pour aller plus loin, Gianfranco Rebucini établit que la façon de vivre l’homosexualité elle-même n’est pas universelle, et se conçoit différemment sur les rives Sud et Nord. Là encore il y a rupture culturelle, sociétale... « Au Sud, les rapports entre hommes s’inscrivent dans d’autres que celui de la sexualité. Au Maroc, où j’ai effectué mes recherches, les partenaires ne sont pas semblables entre eux. Les relations homosexuelles sont encore l’expression d’un rapport de statuts différents, soit par rapport à l’âge, au genre lorsqu’un partenaire est plus féminin que l’autre, au social, au marital... »
« Une Méditerranée qui souffre de la non laïcité »
Houria Abdelouaed renchérit elle aussi sur cette distinction à opérer « entre la Méditerranée occidentale qui vit la laïcité, et la Méditerranée orientale, gérée par un juridique puisé dans le corpus religieux. On ne peut pas parler d’une unité, donc. En même temps, il y a aussi des pensées qui ont transcendé ces frontières », illustre-t-elle en citant la Mystique et les textes d’Ib’n Arabi : « L’humanité n’est pas la virilité », « stérile est tout lieu qui n’accepte pas le féminin » ou encore, « la femme est le plus beau des miroirs qui réfléchit la lumière divine »... Des textes qui font parfois écho à la pensée platonicienne, notamment au discours de Diotime dans le Banquet. « Toutefois, nous sommes gérés aujourd’hui par le texte théologique et non pas par le mystique. C’est ce que j’entends des femmes dans mon cabinet : des questionnements sur l’assujettissement des femmes, sur la domination masculine... Il y a donc encore une Méditerranée qui souffre de la non laïcité », observe-t-elle. Nadia Tazi appuie un peu plus là où cela fait mal en évoquant l’écart entre le constitué, ce qui est vécu au quotidien, et le constituant, à savoir la loi. Et le fait que la norme de ce quotidien va toujours se situer en deçà de ce cadre juridique, « En général on s’accorde sur le consensus, le conservatisme ».
Du sexisme à travers les siècles... et la littérature
Certains toutefois, à l’image de Geneviève Fraisse, philosophe et historienne de la pensée féministe, essaient de dépasser ces césures culturelles et de chercher des vecteurs qui rapprochent, communs. L’idée : tendre vers ce qu’elle appelle « le passage à l’universel ». Pour cela, point question ici de travail autour de valeurs ou d’imaginaires, mais plutôt de concepts. « Je voudrais donc proposer des choses autour desquelles j’ai pu œuvrer. Tout d’abord, la notion de consentement. Dans sa symétrie, elle est de l’ordre de la modernité, du contrat social, de la représentation de l’individu... C’est un concept avec lequel je peux me promener dans tout l’espace méditerranéen et travailler avec tout le monde. Ensuite, le sexisme qui lui, a traversé les siècles. Car ce n’est pas un mot contemporain, même si le néologisme est récent... Le sexisme est de l’ordre de la disqualification et sa conséquence directe, c’est la discrimination ». Des concepts qui visiblement, permettent de questionner tout un chacun quel que soit le territoire en Méditerranée. Le constat sur le sexisme, Houria Abdelouaed le partage aussi : « Il existe vraiment à travers les siècles » et ce notamment dans la littérature. « Ce qui caractérise les 1001 nuits ou encore les écrits de Nefzaoui, c’est l’excès de libido. La mystique s’est arrêté un moment, la littérature érotique a traversé les époques jusqu’au 19e siècle. Alors que dans les livres de théologie, l’excès est du côté du viril. La femme, on se demande ce qu’on lui a réservé ». Idem avec la lecture plus contemporaine... La psychanalyste évoque alors le livre « Le passé simple » écrit pendant la période coloniale. « L’écrivain parle de son père en termes de seigneur. La mère entretient la marmite, et ce "seigneur" l’autorise à servir... Les choses ont changé depuis. Plutôt en orient pour commencer qu’au début du Maghreb. Le premier salon littéraire aura lieu en Égypte. Alors qu’au Maroc, il faudra attendre l’indépendance. On y observe une différence entre les anciens territoires, l’espagnol et le français. La partie qui a épousé la modernité, c’est la partie française. Les écoles ont commencé en ce sens, les femmes ont enlevé leur voile... Il y avait là quelque chose de prometteur jusqu’à la révolution iranienne de 79. Nous avons commencé à recevoir des cassettes et des livres d’Égypte, nous étions à la fois sous le joug des Iraniens et des Égyptiens. Ce qui a fabriqué le retour en arrière, la régression ».
La question des sexes fait histoire, elle fait aussi politique et langage
Mais, outre la question de la culture et de la littérature, la question des genres s’inscrit donc plus encore dans la transversalité. Car « si on la met au centre, on est obligé de s’interroger sur bons nombres de sujets. On ancre le fait qu’il faut réécrire l’histoire avec la question des sexes. Elle est ainsi un lieu d’échanges politiques, ce qui se voit notamment dans la façon d’utiliser les vocables féminins pour caractériser le colonisé. Cette question des sexes, elle fait histoire... », analyse Geneviève Fraisse. Cela transparaît notamment dans les épisodes de guerre, avec par exemple « la façon dont on a impliqué les algériennes pendant la guerre d’indépendance... Puis après, il leur est arrivé des choses pas très différentes de ce qui est survenue aux résistantes, aux femmes des pays du Nord de la Méditerranée. Ces rapports-là, ce ne sont pas seulement des conséquences de la guerre, ce sont aussi des armes de guerre, et cela se voit très bien par exemple à la libération en 1945, lorsque les russes arrivent à Berlin ». Gianfranco Rebucini abonde dans le même sens, puisque « la question de la masculinité aussi est centrale dans l’histoire, notamment coloniale. Il y avait là un rapport de guerre, de domination guerrière d’un côté sur l’autre ». Cela se voit notamment au travers du juridique. Hormis le droit de la famille, laissé à l’Islam, « tout le reste a été remis sous la loi civile. Notamment la question de la sexualité contre nature punie par les textes à partir de la colonisation. Et c’est important : cela se passe au moment où en Europe on construit une morale sexuelle bourgeoise, victorienne, conservatrice, dans laquelle l’homosexualité faisait état de repoussoir de la bonne sexualité. De fait, cela se bâtit dans les pays colonisateurs, mais c’est aussi un héritage de la colonisation », analyse l’anthropologue. Une colonisation qui, dans sa contribution à la fabrique d’intellectuels, a négligé pour Houria Abdelouaed un domaine important : le langage. « Ces intellectuels sont d’abord des francophones... et la langue n’a pas suivi. Il y demeure quelque chose de très archaïque. Par exemple, le mot vierge n’a pas son pendant masculin. L’homme n’est jamais vierge, il naît homme, il ne le devient pas. Il n’y a pas de traversée historique pour l’homme ». Cela s’illustre aussi en cas de divorce, puisque dans les termes, c’est la femme qui subit la répudiation même si c’est elle qui demande ce divorce. Elle devient "mütalaa". Étymologiquement, cela caractérise la chamelle qui n’a plus de corde et va brouter à sa guise... Il faut donc œuvrer à moderniser la langue ». Autant de mutations nécessaires pour contribuer à faire dévier le pouvoir de cap, puisqu’il « a été toujours viril, du côté du phallique », conclut la psychanalyste.
Par Carole PAYRAU - Source de l'article Destimed
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