Christophe Madrolle et Gilles Pennequin, deux experts en relations internationales, rappellent ce que l'Europe doit à la Méditerranée. Devant les défis politiques, économiques et démographiques qui les attendent, les États méditerranéens doivent selon eux engager une profonde coopération.
L'avenir de l'Europe et de la France se joue toujours en Méditerranée… à condition de s'en donner les moyens!
La déclaration de Paris, fondatrice de l'Union pour la Méditerranée, fêtera ses 10 ans le 13 juillet 2018 mais, à n'en pas douter, peu auront à cœur de souffler les bougies d'un si petit gâteau.
En effet, plus de vingt ans après la célèbre déclaration de Barcelone, à l'origine de la politique euro-méditerranéenne moderne, le bilan reste très en dessous de nos espérances alors que nous avions spéculé et rêvé, toutes classes politiques confondues, à faire de l'espace méditerranéen le contre-point exemplaire d'un espace européen dont le centre de gravité, depuis l'élargissement de 2008, avait basculé sur les bords de la Baltique.
Les flonflons de la fête qui avaient accompagné la création de l'Union pour la Méditerranée se sont éteints et les quelques lampions qui restent encore allumés font bien pâle figure face aux feux d'artifice guerriers qui constellent le ciel de la Méditerranée.
Mais comment en sommes-nous arrivés là?
Peur sur la Méditerranée!
Depuis l'éclosion du printemps arabe, en 2011, et les mutations politiques, sécuritaires et économiques qu'il a engendrées, une part croissante des populations euro-méditerranéennes considère désormais notre «mer commune» comme un espace où dominent l'affrontement, l'angoisse, l'instabilité et le désordre.
Face à cela, le repli sur soi des États reprend de la vigueur. Il deviendrait urgent, selon ses zélés promoteurs, de s'éloigner des turbulences qui secouent le Proche et le Moyen Orient, et au-delà, de bon nombre d'États africains. Les migrations économiques et climatiques constituent la face émergée d'un chaos annoncé, duquel il faudrait se dégager, rejouant inlassablement «le Camp des Saints» sur nos rivages et dans les journaux télévisés.
L'affrontement, l'angoisse, l'instabilité et le désordre dominent désormais dans notre «mer commune».
Sans sous-estimer la nécessité de se protéger des réelles menaces que la région représente pour le futur de l'Europe et au-delà pour l'équilibre stratégique mondial, il nous appartient de transcender les défiances qui frappent les deux rives, en renforçant la politique française et européenne de coopération économique en Méditerranée.
Ce serait une erreur majeure de réduire les enjeux de la Méditerranée aux flux migratoires même si ces derniers, comme nous venons de le voir lors des récentes élections en Italie et en Allemagne, impactent les scrutins européens et contribuent à l'émergence d'un populisme de «l'entre-soi» très préoccupant pour notre avenir commun. L'avenir de notre «mare nostrum» mérite beaucoup mieux que les visées à court terme qui consistent à privilégier la protection sur l'ouverture et la menace sur les promesses.
Il faut aussi rompre avec la condescendance du fort envers le faible et considérer que nos voisins méditerranéens sont la tête de pont d'une véritable ouverture vers le continent africain, enfin débarrassée des contentieux du passé et d'une vision descendante et parfois brutale de la coopération.
Car la réalité économique dénote toujours un déséquilibre en faveur du Nord. En effet, selon les données de la Commission européenne, la balance commerciale Nord-Sud bénéficie aux pays de l'UE au détriment de leurs partenaires du Sud. Selon Bruxelles, l'excédent commercial de l'UE par rapport aux pays du Sud ne cesse de s'accroître, s'élevant à 54,9 milliards d'euros en 2016.
Lueurs d'espoir?
Pourtant des initiatives voient le jour et des projets se mettent en place, vaille que vaille, comme s'il fallait contre vents et marées exorciser ces fatalités qui s'abattent sur les populations. Le corps méditerranéen souffre de mille plaies mais l'âme ne semble pas se résoudre à l'abandon.
En tous lieux la Méditerranée reste un espace de coopération en devenir, en mouvement, en perspective où il existe de formidables énergies qui malgré les tempêtes ne semblent pas résolues à mourir.
Cet espace de dialogue et d'échange, de compréhension et de progrès, vu comme le sommet d'un Olympe aujourd'hui hors de portée, prélude le monde durable, apaisé et responsable que nous avons l'impérieux devoir de bâtir, au-delà de nos différences culturelles, au-delà des conflits militaires ou religieux et au-delà d'une histoire parfois dramatique.
Dans ce schéma, la France reste un acteur clé dans le succès possible des politiques de coopération entre les pays riverains de la Méditerranée. Notre pays a la chance d'entretenir avec ses voisins du sud de la Méditerranée des rapports parfois complexes et passionnés - comme autant d'histoires de famille - mais souvent fraternels et solidaires. Parce que nos destins sont liés, historiquement, géographiquement, politiquement, écologiquement et que nous devons faire face aux défis communs que connaissent les rives Nord, Sud et Est, il nous appartient aujourd'hui d'être une véritable force de proposition auprès de nos partenaires.
"La France reste un acteur clé des politiques de coopération entre les pays riverains de la Méditerranée."
Lier nos destins, c'est trouver un socle commun à nos projets et aller vers une coopération équilibrée montrant la voie au reste du monde. C'est cette bataille de l'exemplarité que nous devons gagner.
Et c'est ce nouveau mode de coopération que nous devons inventer.
La Méditerranée comme antidote au vent venu des steppes
Cette politique équilibrée de rapprochement est indispensable pour notre devenir commun. Dans le monde qui se dessine à 20 ans, et après 500 ans de domination occidentale, la globalisation économique qu'elle a portée se retourne à présent contre ses concepteurs au profit notamment de la Chine, première puissance mondiale en devenir.
L'Europe connaîtrait ainsi un recul relatif de son rang, qu'elle semble peu en mesure de freiner, faute d'une stratégie collective de souveraineté économique. Paradoxalement, une stratégie européenne de souveraineté pourrait passer par un renforcement massif de ses relations diplomatiques et économiques avec les pays de la rive Sud et Est de la Méditerranée.
En effet, tourner le dos à la rive Sud et Est de la Méditerranée, c'est prendre le risque de laisser la place à d'autres acteurs mondiaux tels que la Chine, qui cherche à structurer sa domination à travers les nouvelles routes de la soie et ses tentatives souvent fructueuses de prise de contrôle d'entreprises, d'infrastructures de transport, de terres agricoles ou bien encore de minerais et terres rares indispensables pour notre économie numérisée et pour notre transition écologique. La Chine, la Russie, les États-Unis agissent partout sur le continent africain, au Maghreb en particulier, au détriment des intérêts français et européens.
Face au désordre, au repli d'une partie des populations et au protectionnisme des États, de nouvelles coopérations économiques et politiques en Méditerranée sont indispensables
C'est lorsque tout va mal et que la tentation du repli se fait jour, que seule l'offensive et la reconquête s'imposent pour juguler les crises. Il faut évidemment travailler à renforcer les coopérations économiques stratégiques entre les deux rives, en prenant appui sur les forces vives du bassin méditerranéen. Une des forces (et faiblesse en même temps) de la rive Sud est son dynamisme démographique.
D'ici à 2030, les pays du sud vont accroître leur population de 70 millions d'habitants. La jeunesse de cette population de 300 millions d'habitants aujourd'hui contraste fortement avec le vieillissement européen, qui lui fera perdre 20 millions d'actifs en 15 ans.
En 2014, la Méditerranée ne représentait que 3 % des échanges commerciaux des pays de l'UE.
10 ans plus tard, sa part est passée à 8,6 %! Un chiffre encourageant, mais qui demeure dérisoire en comparaison des États-Unis, premier partenaire commercial de l'UE.
De plus, les échanges Nord-Sud concernent essentiellement les biens manufacturés, tandis que les échanges de services ne sont toujours pas libéralisés et que des secteurs comme l'agriculture sont toujours exclus des accords commerciaux.
Pour le Maghreb, la population en âge de travailler devrait augmenter de 40 % dans les 15 prochaines années. Pour assurer l'accès au travail de ces nouvelles populations, un taux de croissance de 6 à 7 % est nécessaire. Or, il s'avère que le développement économique des pays du Sud ne créerait pas suffisamment d'emplois pour répondre aux besoins exponentiels d'une population jeune.
Mais là où nous devons amorcer une véritable révolution copernicienne, c'est dans le domaine de l'approche politique vis à vis de nos partenaires méditerranéens.
L'Europe doit réaffirmer auprès du monde son « besoin de Méditerranée ».
Trop longtemps, nous avons placé la nécessité d'instaurer la démocratie comme préalable à l'organisation d'un espace commun, oubliant notre propre histoire, qui a vu la démocratie s'installer durablement en Europe au prix infernal de deux conflits mondiaux et faisant fi de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il n'existe aucun exemple dans l'histoire d'un peuple qui, par une volonté farouche, n'ait jamais réussi à s'affranchir de ses chaînes.
Nous savons aujourd'hui que seule la satisfaction des besoins élémentaires des peuples et leur élévation peut créer le terreau sur lequel la démocratie peut durablement s'enraciner.
La réalité est que l'Europe, dans un contexte de crise identitaire, culturelle et économique, doit réaffirmer auprès du monde son «besoin de Méditerranée» en identifiant un espace de coopération régionale global qui dépasse les seuls intérêts bilatéraux de ses États.
En «régionalisant» notre vision européenne de la globalisation économique et en approfondissant nos politiques de co-développement et de co-production entre les deux rives de la Méditerranée, nous contribuerons aussi à réduire l'écart de richesse qui est le plus élevé au monde entre un Nord encore riche et un Sud encore pauvre.
Ces visées doivent contribuer à construire l'Europe de demain selon les objectifs européens d'intégration régionale qui seront fixés par les dirigeants européens.
Le Président de la République, avec pragmatisme, entend impulser «une stratégie méditerranéenne commune» et une «ambition commune» capables de porter sur ce terrain les espoirs du continent africain.
La Méditerranée, trait d'Union entre l'Europe et l'Afrique, constitue l'avenir de la France et de l'Europe, une mer promise à la stabilisation politique et au développement économique, comme l'est le continent africain tout entier. La France a beaucoup à apporter et à gagner en retour, du fait de l'atout considérable que constitue la langue française qui progresse de 15 % en Afrique subsaharienne et de 30 % sur une partie du continent africain en tant que langue d'enseignement. La langue française pourrait devenir à l'horizon 2050 la 2ème ou 3ème langue la plus parlée dans le monde. En conscience, la Chine développe l'enseignement du français pour cette raison… à nous d'en profiter pour renforcer notre influence en Méditerranée, en Afrique et dans le monde.
L'Europe a tant à y gagner car, faute d'agir ensemble, nous risquons de refluer ensemble! Notre avenir commun vient de loin et c'est tant mieux. Nous avons en nous une compréhension ancestrale de ce que nous sommes, et de ce que nous pourrions être, afin de réussir équitablement dans un monde en plein bouleversement.
Les prochaines années attendent des gestes forts et des initiatives puissantes pour poser les bases d'un nouvel espace méditerranéen. La France se doit d'être le fer de lance de cette ambition.
Par Christophe Madrolle (Expert pour les affaires euro-méditerranéennes) et
Gilles Pennequin (vice-président du FITS, le Forum international des technologies et de la sécurité pour un monde plus sûr).
Source de l'article le Figaro
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