La Fondation Anna Lindh que préside l’ancienne ministre Élisabeth GUIGOUse prépare activement à participer au sommet des Deux Rives (#SD2R), les 23 et 24 juin prochains à Marseille.
Ce moment fondateur par lequel le Président Emmanuel Macron entend relancer la coopération en Méditerranée offre une occasion unique de promouvoir la cause de l’interculturalité méditerranéenne, conformément à la mission de la Fondation Anna Lindh. Élisabeth GUIGOU y plaidera trois projets d’envergure. Entretien exclusif.
Tout d’abord, quel est le périmètre géographique d’action de la Fondation Anna Lindh, que vous présidez depuis quatre ans ?
Élisabeth GUIGOU – Aujourd’hui la fondation existe depuis quinze ans. Elle a été créée en 2004 à l’initiative de l’ancien Président de la Commission, Romano Prodi, avec l’approbation des chefs d’État et des ministres des affaires étrangères européens d’abord, puis des chefs d’État des 15 pays du sud de la Méditerranée. Ainsi nous sommes 43 – 42 pour le moment, la Syrie étant mise entre parenthèses du fait de la guerre – autour de la table. En fait tous les pays de l’UE 28 et les 15 riverains de la Méditerranée du Sud et de l’Est, avec en plus des pays non encore membres de l’Union, comme le Monténégro, l’Albanie et la Bosnie-Herzégovine.
Les axes de votre mission ?
Élisabeth GUIGOU – Nous sommes tout à fait dans le « bottom up », notre rôle étant de soutenir l’expression de la société civile associative des deux côtés de la Méditerranée, et de favoriser les échanges interculturels.
Nous nous adressons seulement aux jeunes, jusqu’à 35 ans, que nous formons au dialogue interculturel. Ils sont d’origines sociales et de métiers très divers : jeunes entrepreneurs, artistes, sportifs, créateurs, journalistes – d’ailleurs nous décernons chaque année un prix du meilleur reportage sur la région – etc., mais tous ont en commun leur engagement associatif.
Nous accomplissons aussi un travail de recherche avec notre Rapport sur les tendances interculturelles [Lien ici pour télécharger le Rapport 2018, ndlr], fruit d’une grande enquête réalisée tous les trois ans, avec 13 000 personnes interrogées dans 13 pays différents sur les tendances de nos sociétés… Figurez-vous que le dernier Rapport, paru en 2018, s’est avéré très réconfortant, car malgré l’aggravation depuis dix ans des problèmes de la région, on observe qu’il y a bien une stabilité convergente des aspirations des sociétés. En fait, de part et d’autre de la Méditerranée, les populations considèrent en majorité que oui, nous avons de grands problèmes communs – le terrorisme, les migrations, le défi de l’emploi des jeunes… – mais, entre nous, le plus important est ce qui nous rapproche ! C’est formidable, vraiment ! Cela rend optimiste !
Mais on ne se contente pas de publier cette enquête. Nous avons aussi engagé un travail de fond avec les universités notamment du réseau UNIMED, l’Union des Universités de la Méditerranée, basée à Rome. Nous faisons travailler universitaires, chercheurs et doctorants sur les importantes masses de données accumulées depuis des années, très intéressantes, et détaillées par pays.
Lors d’une entrevue que vous m’avez accordée il y a quelques années, vous aviez évoqué votre volonté de mettre sur pied une action de « déradicalisation » de la jeunesse tentée par les extrémismes. Où en êtes-vous ?
Élisabeth GUIGOU – Nous avons élaboré et déployé fortement ce que je considère être notre programme-phare, le « Young Mediterranean Voices - Jeunes voix de la Méditerranée » qui a touché près de 100 000 jeunes à ce jour. Avant cela, la Fondation avait développé un programme presque similaire, le Young Arab Voices, qui concernait les seuls pays arabes où l’on formait des jeunes au dialogue interculturel. Cela a rencontré un tel succès que nous l’avons donc étendu à toute la Méditerranée.
Le programme consiste d’abord à former les jeunes pour leur permettre de décoder ce qu’ils reçoivent notamment des médias, et de plus en plus des réseaux sociaux. Nous avons un partenariat avec Facebook pour donner aux jeunes les moyens de prendre la parole avec un discours positif, et en tout cas contrer les discours de haine.
Nous avons aussi élaboré une méthodologie qui a désormais fait ses preuves, avec notamment la conception d’un manuel à l’adresse des éducateurs, pour les aider à aborder les sujets délicats – la religion, l’égalité de genre…
À la demande de la Commission européenne, qui finance plus de la moitié de notre budget, La Fondation Anna Lindh assume aussi le pilotage du programme « Erasmus+ virtuel » qui fait dialoguer chaque mois sur la Toile des jeunes du Sud et du Nord de la Méditerranée.
Venons-en à l’actualité… La Fondation est un opérateur institutionnel du sommet des Deux Rives, qui se tiendra à Marseille, les 23 et 24 juin prochains. Ainsi vous vous êtes beaucoup impliquée dans sa préparation. Qu’allez-vous proposer ?
Élisabeth GUIGOU – Notez d’abord la cohérence du projet, puisqu’au fil des mois il y aura eu cinq fora préparatoires à ce sommet des Deux Rives qui vise effectivement à relancer la coopération en Méditerranée en s’appuyant sur les pays du Dialogue 5+5* et les remontées des voix de la société civile méditerranéenne, conformément au souhait du Président Emmanuel Macron**. Ces fora de la société civile se sont donc déroulés dans diverses capitales, chacun d’eux se focalisant sur un thème : à Alger sur les énergies, à Rabat sur l’économie, à Malte sur la jeunesse, à Montpellier sur la culture, à Palerme sur l’environnement et le développement durable, et enfin à Tunis où une réunion de synthèse sera tenue le 11 juin par l’Assemblée des Cent [les « Cent » étant l’ensemble des dix personnalités représentatives de la société civile issues de chacun des dix pays de l’espace 5+5, ndlr].
Outre ma participation en tant qu’invitée institutionnelle à tous ces événements, la Fondation Anna Lindh a été la cheville ouvrière du forum sur la jeunesse de Malte, à la mi-avril, que nous avons co-organisé avec les autorités maltaises – avec lesquelles nous avons d’ailleurs une solide et ancienne coopération, car nous avons tenu à Malte à la fin de 2016 notre forum triennal qui a rassemblé un millier de jeunes en présence du ministre maltais des affaires étrangères Georges Vella, aujourd’hui président de la République, et de la Haute représentante de l’UE Federica Mogherini, et que nous organisons régulièrement des rencontres des jeunes lauréats de nos programmes à Malte, avec l’appui de l’actuel ministre des affaires étrangères, Carmelo Abela.
À Malte, les jeunes ont retenu des projets dont nous espérons qu’ils seront sélectionnés pour être présentés aux chefs d’État à Marseille. Début mai, nous avons aussi apporté notre contribution au forum de Montpellier, axé sur la culture, et là aussi nous avions comme à Malte une trentaine de jeunes participants dont la Fondation a financé les frais de voyage et d’hébergement.
Quels sont les projets issus de vos travaux à Malte et à Montpellier ?
Élisabeth GUIGOU – Plusieurs ! Dont trois, principalement… L’un d’eux relève d’un objectif sur lequel je me suis mobilisée dès ma nomination à la présidence de la Fondation Anna Lindh : créer un Erasmus des Associations.
Certes, aujourd’hui nous avons déjà l’Erasmus universitaire européen, dont l’ouverture aux pays du sud de la Méditerranée est actée – mais bien sûr, il faut aussi que les universités locales coopèrent, ce qui ne va pas toujours de soi, concrètement.
Nous avons aussi développé l’Erasmus+ virtuel de dialogue sur le Net, comme je vous le disais… et nous, à la Fondation, nous organisons des échanges entre les jeunes des Deux Rives. Mais cela ne dure que quelques jours, dans le cadre du programme de formation… et moi je voudrais que l’on aille au-delà, que l’on s’adresse à des publics non universitaires – soit qu’ils ne l’ont jamais été, soit qu’ils ne le sont plus.
Alors, vous voyez bien l’avantage d’un Erasmus des Associations qui permettrait, au travers de celles-ci, de sélectionner des jeunes qui s’engagent dans la société civile – ils viennent d’ailleurs souvent de milieux sociaux défavorisés et leurs projets associatifs démontrent qu’ils sont complètement engagés, dans un sens positif.
Aller vers un tel Erasmus des Associations, cela signifie que des clubs sportifs, des théâtres, des orchestres… et bien d’autres entités pourraient accueillir des partenaires du Sud, et réciproquement (?). Des séjours de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, tout dépendra des budgets que l’Union européenne, avec une participation des États membres, acceptera d’y consacrer. En tout cas, on s’adresserait ainsi à des publics diversifiés sur le plan social, et surtout à des créatifs, des personnes qui ont démontré leur capacité à agir, à leur manière, en dehors des institutions.
Voilà, c’est notre projet Erasmus des Associations ! Et pour qu’il ne soit pas ressenti comme trop eurocentré par nos partenaires du Sud, j’ai proposé de l’appeler Erasmus Averroès ! [Philosophe, théologien, juriste et médecin musulman andalou de langue arabe du XIIe siècle, ndlr]
Le second projet que la Fondation veut mettre en avant ?
Élisabeth GUIGOU – En référence à notre espace méditerranéen des deux rives, il nous paraît indispensable de former des jeunes journalistes à comprendre – ou en tout cas à respecter – les différences des autres, leur culture. Car cela ne va pas de soi, c’est certainement encore moins facile aujourd’hui, face à la puissance et à la pression parfois radicale des réseaux sociaux… Ainsi nous avons cet autre grand projet de créer une Académie des Médias qui enseignerait le dialogue interculturel.
Et le troisième projet ? On m’a dit qu’il s’agirait d’une histoire de bateau-école… à la mer ?
Élisabeth GUIGOU – C’est un projet que j’ai soutenu à Montpellier, dans les débats passionnés des groupes de travail… Il s’agit de raviver cette idée déjà assez ancienne de disposer d’un bateau qui, durant l’été, ferait le tour de tous les festivals de la Méditerranée, de tous types – musicaux, théâtraux, de patrimoine… – et qui accueillerait en même temps une école d’été pour la formation au dialogue interculturel des jeunes journalistes ou au-delà, de jeunes que l’on aurait sélectionnés pour leur engagement.
Je pense que cela répond à un besoin, car il faut donner des outils intellectuels et matériels à ces jeunes pour décoder le tsunami de l’information qui se déverse sur la Toile, comment faire le tri, être conscient aussi de ce qu’ils restituent eux-mêmes.
Il faut absolument miser sur la jeunesse, car vous voyez bien que dans la lutte contre la radicalisation, quand des jeunes parlent à d’autres jeunes, c’est beaucoup plus efficace que les messages institutionnels, souvent sinon toujours détournés ou soupçonnés…
Pour finir sur l’ouverture interculturelle que nous promouvons, je citerai encore cette initiative, il y a deux ans, d’organiser la première conférence euroméditerranéenne sur la traduction d’œuvres arabes en langues européennes. Savez-vous que le taux de traduction depuis l’arabe est ridicule, de l’ordre de 1 % ? Il faut absolument faire plus ! C’est aussi un plaidoyer que je porterai à Marseille, avec d’ailleurs le soutien du ministère français de la Culture.
Vous avez plusieurs fois cité les jeunes qui participent activement aux travaux de la Fondation Anna Lindh. Comment les sélectionnez-vous ?
Élisabeth GUIGOU – Ils sont tous déjà affiliés à la Fondation, via leur engagement associatif. En particulier tous ont déjà participé au programme « Young Mediterranean Voices du dialogue interculturel »… Nous les avons donc sélectionnés petit à petit, pour leur énergie et leur créativité.
Bien sûr, ils sont issus d’horizons professionnellement et socialement différents, mais surtout ils ont tous fait la preuve – car c’est tout de même une forme de récompense que de les inviter – de leur engagement associatif.
Par exemple au sommet du Dialogue 5+5 des ministres des Affaires étrangères, qui s’est tenu en mars à Malte – indépendamment de la préparation du sommet de Marseille – j’ai proposé à cette occasion au ministre maltais hôte que les dix ministres rencontrent dix jeunes parmi ceux que nous avions retenus pour notre forum.
Cela a été accepté et nous avons organisé un petit-déjeuner où dix jeunes ont pu s’exprimer face aux dix ministres, en direct. Tous les ministres ont été bluffés, vraiment !
Cette anecdote illustre bien, entre autres, une facette de la philosophie de notre action : donner aux jeunes de Méditerranée la possibilité de s’exprimer.
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* Les pays du Dialogue 5+5 : Portugal, Espagne, France, Italie, Malte, pour la rive Nord ; Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, pour la rive Sud
Le périmètre retenu pour le sommet des Deux Rives est celui des chefs d’État et de gouvernement des pays composant le Dialogue 5+5 sur la Méditerranée occidentale, auxquels seront également associés l’Union Européenne, l’Allemagne, mais aussi les organisations méditerranéennes (Union pour la Méditerranée, Fondation Anna Lindh), les principales organisations économiques internationales présentes dans la région (Banque Mondiale, Banque européenne d’investissement, Banque européenne pour la reconstruction et le développement, l’Organisation pour la coopération et le développement économiques).
**Emmanuel Macron : « J’ai annoncé en début d’année à Tunis l’organisation d’un Sommet des deux rives, qui serait construit sur la base de l’actuel dialogue 5+5 de manière encore plus inclusive, avec une forte contribution des sociétés civiles [...] Il nous faut retrouver le fil d’une politique méditerranéenne différente en tirant les enseignements de ce que nous avons réussi et de ce que parfois nous ne sommes pas parvenus à faire. »
Emmanuel Macron, Président de la République française. Conférence des ambassadeu- rs et des ambassadrices, à Paris le 27 août 2018.
Par Alfred Mignot - Source de l'article AfricaPresse Paris
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