Les fabricants de génériques s’inquiètent de la possible prolongation des brevets européens.
En Tunisie, les médicaments abordables pourraient bientôt manquer. Si l’information a éclaté au grand jour avec la mobilisation de l’industrie pharmaceutique contre l’Aleca, l’accord de libre-échange actuellement en discussion entre la Tunisie et l’Union européenne, l’affaire remonte à 2017, lorsqu’un traité a été signé en catimini par l’Office européen des brevets et son équivalent tunisien – un texte alors passé inaperçu en dépit du danger potentiel qu’il renfermait. « Je ne sais pas quelle mouche a piqué les Tunisiens pour qu’ils signent ce traité », lâche un haut fonctionnaire du ministère de la santé interrogé par Le Monde Afrique.
Jusqu’à présent, la production locale, principalement axée sur les génériques, couvrait 70 % des besoins du marché, selon la Pharmacie centrale de Tunisie. « Avant, on produisait nos génériques de notre côté et les labos étrangers ne déposaient pas systématiquement leurs brevets en Tunisie, considérant que nous étions un marché négligeable », ajoute notre interlocuteur. Désormais, le pays est devenu une case qu’il suffit de cocher, à côté de la Moldavie et du Maroc, pour que les brevets des nouveaux médicaments entrent aussi en vigueur sur le territoire, empêchant la Tunisie de produire sous forme de génériques une bonne partie des médicaments de dernière génération.
Une aubaine pour les labos européens
Cette restriction pourrait être aggravée par l’Aleca, dont le quatrième round de négociations, qui s’ouvre lundi 29 avril, aborde pour la première fois le secteur sensible de la santé. Alors que, jusqu’à présent, un générique pouvait être commercialisé au lendemain de la fin du brevet, le projet rédigé par Bruxelles propose une période complémentaire de protection aux 20 ans requis par l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
« Si un laboratoire prouve par une étude que son médicament pour les maux de tête est aussi utile contre les maux de gorge, alors le brevet sera prolongé », explique Sara Masmoudi, patronne du laboratoire Teriak et représentante de l’industrie pharmaceutique au sein de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica). Selon elle, tous les moyens sont bons pour prolonger « perpétuellement » les brevets, qui, à terme, s’étendront « jusqu’à 45 ou 50 ans, contre 20 ans en moyenne aujourd’hui ». « L’Aleca va augmenter le coût des soins pour le patient tunisien et mettre à mal l’industrie pharmaceutique locale », résume-t-elle.
Si Sarra Masmoudi se refuse à « diaboliser » l’Aleca, elle estime cependant que « dans le secteur pharmaceutique, il ne sert que les intérêts européens et n’ouvre pas le marché des 27+1 aux industriels tunisiens ». De fait, ces dispositions sont une aubaine pour l’industrie pharmaceutique européenne, où se trouvent les principales entreprises mondiales du secteur, mais s’avèrent onéreuses pour leurs homologues tunisiens et les patients. Prolonger la durée d’un brevet signifie en effet que ces derniers paieront les médicaments plus cher plus longtemps.
Les dangers du « secret des affaires »
Pharmacien et chercheur en droit de la propriété intellectuelle, Lassaad Msahli a une autre crainte liée au « secret des affaires », une disposition introduite dans le droit européen en 2016 et qui pourrait rendre illicites l’obtention, l’utilisation et la divulgation de certaines données, comme les résultats d’essais cliniques effectués avant la mise sur le marché d’un médicament. Ce serait une « aberration », confirme un représentant d’un laboratoire occidental spécialisé dans la fabrication de génériques, car « si on doit refaire les essais cliniques, ce n’est plus intéressant pour nous de produire des génériques, la phase de tests humains étant très coûteuse ».
Les « génériqueurs » étrangers étant aussi concernés par ces dispositions, les patients tunisiens seront forcément affectés. A titre d’exemple, la Tunisie achetait l’Herceptin, un traitement contre le cancer du sein produit par le laboratoire suisse Roche, plus de 900 dollars de 2008 à 2016. C’était le premier poste de dépense de la Caisse nationale d’assurance maladie. Bien que le géant bâlois ait progressivement diminué le prix entre 2016 et 2018, pour atteindre environ 500 dollars, il demeure deux fois plus cher que son générique, l’Hertraz, vendu 220 dollars par l’américain Mylan.
Par Mohamed Haddad - Source de l'article Le Monde
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