Le capitalisme de « copinage » est aujourd’hui l’enjeu principal du développement de la Tunisie

L’édition du magazine The Economist de la semaine dernière était consacrée au capitalisme de copinage. Des puissants magnats du pétrole aux États-Unis dans les années 1920 aux oligarques russes et ukrainiens d’aujourd’hui, l’histoire montre que les intérêts particuliers ont toujours été un sujet de préoccupation majeure, partout dans le monde. 
L’Afrique du Nord n’y échappe pas. Les fortunes amassées par les amis et les proches de l’ex-président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali et de l’ancien raïs égyptien Hosni Moubarak étaient si obscènes qu’elles ont contribué au déclenchement des révoltes du Printemps arabe, les manifestants exigeant la fin de la corruption des élites.
Dans la nouvelle étude que nous avons menée, nous montrons que, sous le régime Ben Ali, l’ampleur de la confiscation d’actifs par l’État tunisien était faramineuse : fin 2010, quelque 220 entreprises liées au clan Ben Ali accaparaient une part impressionnante de 21 % du montant total des bénéfices annuels du secteur privé tunisien (233 millions de dollars, soit plus de 0,5 % du PIB).
Avec l’amorce d’une plus grande transparence depuis 2011, nous avons eu la chance d’examiner des données auparavant inaccessibles au public. En collaboration avec l’Institut national de la statistique de la Tunisie, nous avons compilé une base de données sans précédent à partir des informations relatives aux réglementations sur les investissements, du bilan des sociétés et des données de recensement des entreprises sur la période 1994–2010, sachant que 220 d’entre elles étaient liées au clan Ben Ali (selon la liste établie par la Commission chargée de confisquer les biens appartenant à l’ancien président et à sa famille élargie).
Il apparaît que les performances des entreprises apparentées à Ben Ali dépassaient largement celles de leurs concurrents, en termes d’emploi, de résultat, de part de marché, de croissance et de bénéfice. Comment s’y sont-elles prises ? Les secteurs dans lesquels ces entreprises sont actives (télécommunications, transport aérien et maritime, commerce et distribution, secteur financier, immobilier, hôtellerie et restauration) sont soumis à des restrictions disproportionnées qui portent sur l’entrée des entreprises sur le marché et l’investissement étranger. Les résultats des sociétés dans le giron de la famille Ben Ali sont considérablement plus importants quand elles opèrent dans des secteurs fortement réglementés. En d’autres termes, la limitation de la concurrence a permis à la famille Ben Ali d’amasser plus de rentes. Par ailleurs, quand le cadre réglementaire n’était pas en mesure de protéger un secteur d’activité lucratif, Ben Ali se servait des pouvoirs de l’exécutif pour changer la législation en sa faveur. En l’espèce, l’introduction de nouvelles restrictions à l’investissement étranger et d’autorisations est corrélée à la présence de sociétés du clan Ben Ali et à leur entrée sur le marché. En l’espace de 16 ans, le président Ben Ali a signé 25 décrets qui impliquaient des demandes préalables d’autorisations dans 45 secteurs différents et de nouvelles restrictions pour l’investissement direct étranger (IDE) dans 28 secteurs. Le clan Ben Ali a ainsi pu se tailler la part du lion et préserver ses intérêts de la concurrence, engrangeant de cette façon des bénéfices considérables.
Les éléments que nous avons mis au jour entrent en cohérence avec un large corpus de travaux qui montre que les pays qui réglementent fortement l’entrée sur le marché tendent à se développer plus lentement et à connaître un degré de corruption plus important. Nos conclusions indiquent que la lourdeur de ces réglementations a non seulement pour effet d’entraver la croissance des entreprises et de favoriser la corruption, mais qu’elle aboutit aussi à des situations où l’État, caractérisé par la faiblesse des institutions, outrepasse systématiquement l’arsenal réglementaire. Ce recours à la réglementation dans le but de jouir d’une rente (c'est-à-dire de s’approprier des richesses) a des répercussions plus graves encore que le coût de la corruption à petite échelle. Faute de concurrence, les consommateurs payent le prix des monopoles. Les entreprises ne sont pas incitées à améliorer la qualité de leurs produits. Les gains de productivité et l’innovation qui découleraient de l’arrivée de nouveaux acteurs sont inexistants. En d’autres termes, ce phénomène sape la compétitivité de l’économie et freine l’investissement et la création d’emplois.
Trois ans après la révolution en Tunisie, le système économique qui prévalait sous Ben Ali n’a pas changé fondamentalement, et les aspirations de la population, en quête de perspectives économiques, sont loin d’être satisfaites. Si des efforts ont été entrepris pour réviser ou réformer certaines de ces réglementations, la Tunisie pourrait bien accomplir sa transition politique sans avoir réformé l’un des principaux facteurs de corruption et de népotisme qui a conduit tant de Tunisiens à investir la rue, en 2011.
La Tunisie a franchi une première étape importante en élargissant considérablement l’accès aux données et à l’information et en améliorant ainsi la responsabilisation des pouvoirs publics. Il faut aujourd’hui qu’elle aille plus loin et qu’elle fasse tomber les barrières réglementaires qui protègent une minorité aux dépens du plus grand nombre.
(*) All in the Family, State Capture in Tunisia, document de travail de la Banque mondiale no WPS 6810, disponible ici.
 


Par Bob Rijkers - Source de l'article Blog de la Banque Mondiale

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