Professeur des Universités, haut-fonctionnaire, Jean-Louis Guigou est, depuis 2006, délégué général de l’Institut de Prospective Economique du Monde méditerranéen, l’IPEMed.
-A la faveur du salon international de l’agriculture des 24 et 25 février dernier, l’IPEMed a organisé un cycle de conférences dans le but de débattre des enjeux de l’agriculture dans la région euro-méditerranéenne. Avec quelles perspectives à court et moyen termes ?
Le Salon international de l’agriculture a, cette année, en effet, pour la première fois ouvert ses portes à la réflexion. La question du «partenariat agricole et agroalimentaire en Méditerranée» a été retenue comme thème central. C’est donc tout naturellement que ses organisateurs, et en particulier son président, Jean-Luc Poulain, se sont tournés vers l’IPEMed qui dispose d’une expertise reconnue sur le sujet pour organiser un cycle de deux jours de conférences internationales.Le principal objectif de ces rencontres était d’aider à mieux comprendre les enjeux, mais également et peut-être surtout les opportunités de produire ensemble dans le cadre de filières territorialisées, de commercialiser ensemble des produits avec un label méditerranéen, de soutenir l’agriculture familiale en Méditerranée pour la réhabiliter et reconnaître son importance, et plus globalement de faire de la question de la sécurité alimentaire un pilier du partenariat euro-méditerranéen renouvelé. J’invite vos lecteurs à prendre connaissance des comptes rendus de ces rencontres sur notre site web HYPERLINK «http://www.ipemed.coop»www.ipemed.coop.
Les perspectives à court et moyen termes consistent pour l’IPEMed à atteindre deux objectifs : en premier lieu, nous proposerons aux instances européennes, qui seront renouvelées dans les prochaines semaines, aux experts du Nord et du Sud, aux ministères de l’Agriculture des pays de la région, aux organisations professionnelles et aux banques qui financent l’agriculture d’organiser les «Assises de l’Agriculture en Méditerranée» en impliquant, si possible, les collectivités européennes et leurs homologues méditerranéennes. A cette occasion, les pays du Sud pourront exprimer leurs besoins mais ils devront également accepter que des sujets difficiles, tels que la question des caisses de compensation soient abordés. En second lieu, la Déclaration d’Alger, fruit de la première réunion du Dialogue 5+5 agriculture, qui s’est tenue le 27 novembre 2013 à Alger, a annoncé la création d’un Observatoire de la consommation et de la sécurité alimentaire (OCSA).
Des travaux préalables à la constitution de cet observatoire seront menés par un groupe de travail constitué d’experts issus de chaque pays animé par la France et l’Algérie et appuyé par le CIHEAM qui bénéfice d’un statut d’observateur permanent au Dialogue 5+5.
Nous voulons que l’IPEMed dispose du même statut pour partager avec les pays du Dialogue 5+5 nos propositions sur l’agriculture, au même titre que nous intervenons déjà sur la thématique de la Santé, pour aider les pays membres du dialogue 5+5 à organiser une réunion des ministres de la Santé de la Méditerranée occidentale. Entre rive nord et rive sud, il n’existe pas encore de réel partenariat agricole. Des coopérations productives naissantes ont bien été constituées, mais elles restent très insuffisantes au regard du potentiel et des enjeux. La sécurité alimentaire en Méditerranée constitue en effet probablement l’un des défis les plus critiques que la région aura à affronter dans les prochaines décennies. Il est temps d’agir.
-Est-il opportun de réfléchir à l’avenir dans un contexte où le présent est incertain ?
Il ne s’agit pas de «réfléchir» à l’avenir, mais de le construire dès maintenant ! C’est tout le sens de la prospective : «L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare», aimait à répéter Fernand Braudel. Si on ne prépare pas l’avenir dès maintenant, si on n’anticipe pas les évolutions, alors le présent devient ingérable, parce que tous les problèmes sans solutions s’accumulent : les retraites, la formation des jeunes, l’encombrement des villes, les pollutions… A titre de comparaison, les pays scandinaves consacrent 20% du travail d’une année à préparer ce qui arrivera dans 20 ans. En procédant ainsi, quand le futur devient présent, il est en grande partie déjà construit. C’est la raison pour laquelle l’IPEMed est un institut de prospective.
Notre ambition est d’aider les décideurs politiques et économiques à préparer l’avenir, à viser loin, à anticiper les transitions sur les grands chantiers qui conditionnent un développement juste, solidaire et équilibré, un vrai co-développement dans la région : transition énergétique, sécurité alimentaire, sécurisation des investissements, gestion de la ressource en eau, amélioration des systèmes de transport, mise en place d’un espace numérique commun, etc. Ne pas faire de la prospective, c’est se condamner à ne maîtriser ni le présent ni le futur. Or, la Méditerranée ne peut plus attendre. Nous avons trente ans pour réussir.
-Dans le domaine agricole et alimentaire, comment corriger le déséquilibre entre un Sud, insuffisamment producteur et un Nord surproducteur ?
La plupart des pays sud-méditerranéens souffrent d’une dépendance structurelle liée aux importations extérieures. Réduire les risques qui pèsent sur ces pays, tant sur les plans économique, social que politique et géopolitique exige de placer la sécurité alimentaire comme une priorité et un objectif à moyen terme. Une telle démarche implique de garantir l’accessibilité et la régularité des approvisionnements alimentaires dans les PSEM et ne peut être conçue que dans le cadre d’une approche de co-développement euro-méditerranéen. Pour cela, plusieurs mesures peuvent être mises en place : augmenter la production agricole et agroalimentaire, tout en développant un partenariat commercial durable et stratégique euro-méditerranéen ; contribuer au développement des zones rurales en s’appuyant sur le concept de «filières territorialisées», à savoir l’organisation de filières agroalimentaires structurées dans les territoires avec des co-investissements d’entreprises du Nord et du Sud de la Méditerranée ; et diffuser les témoignages de partenariats Nord-Sud réussis et d’exemples de coproduction.
La coproduction est un enjeu majeur. En passant du modèle «Import-Export» à un système de coproduction, les bénéfices sont réels entre des pays qui surproduisent des denrées stratégiques comme les céréales, la viande et le lait, et d’autres qui sont spécialisés dans les fruits et légumes. «Partenaires plutôt que fournisseurs» devrait devenir le mot d’ordre pour enrayer le déséquilibre. Xavier Beulin, président de la FNSEA (Fédération des syndicats d’exploitants agricoles) l’a dit lors du Salon international de l’agriculture. Les entreprises qui réussissent exportent avant tout des filières, et pas seulement des produits. La démarche de co-investissement, de co-localisation, de co-production est déjà une réalité, même si elle doit encore être encouragée et développée. D’autant plus que la Méditerranée est un hub pour l’Afrique subsaharienne. Les entreprises l’ont bien compris. Les Etats doivent davantage les accompagner dans ce mouvement gagnant-gagnant pour le Nord comme pour le Sud.
Enfin, au-delà des partenariats agricoles entre les entreprises, la question de la diversification des régimes alimentaires et de la défense de la diète méditerranéenne est également très importante. Le soutien à l’agriculture familiale, en récupérant notamment des espaces pour les petits producteurs est essentiel pour l’avenir de la région.
-Quelles sont les préconisations de l’IPEMed pour rénover la coopération algéro-française ? La co-production dans différents secteurs d’activité économique, outre l’agriculture, comme l’énergie ou l’industrie, est-ce le mode de coopération que vous préconisez ?
Avant tout, je voudrais préciser que l’IPEMed est un think tank méditerranéen. Son ambition est de construire une grande région intégrée, euro-méditerranéenne aujourd’hui et demain euro-africaine. Nous sommes avant tout les promoteurs de projets d’intérêt régional. Nos recommandations portent donc moins sur les relations bilatérales entre tel ou tel pays, que sur le renforcement d’une coopération régionale.
Toutefois, à la lumière des enseignements que nous pouvons tirer de nos travaux sur la région, deux axes devraient être développés entre la France et l’Algérie. Avant tout, privilégier le secteur de l’énergie. Comme la France et l’Allemagne se sont réconciliées sur un projet énergétique, la CECA, nous pensons que la France et l’Algérie peuvent dépasser leurs différends historiques, en portant conjointement un grand projet de création d’une «Communauté Méditerranéenne de l’Energie».
Nord et Sud de la Méditerranée sont complémentaires dans ce domaine. La France et l’Algérie pourraient sans nul doute tirer des avantages extraordinaires en renforçant leur coopération. Ensuite, pour rénover notre coopération, comme je l’ai déjà mentionné, l’IPEMed préconise un nouveau modèle de partenariat : les co-productions et co-localisations dans une logique de partage de valeur ajoutée entre le Nord et le Sud. La politique mise en place par le gouvernement français et la mission de Jean-Louis Levet, haut responsable à la coopération industrielle et technologique franco-algérienne, s’inscrit dans cette dynamique.
Enfin, à titre plus personnel, je vous fais part d’une intime conviction : la France et l’Algérie pourraient être à la Méditerranée ce que la France et l’Allemagne sont à l’Europe. Des ennemis du passé, amenés par l’histoire à devenir les meilleurs complices de leur avenir.
-L’IPEMed a-t-il des projets, voire des réalisations avec les pays du Maghreb ?
Avec chacun des pays du Maghreb, nous entretenons des relations avec les organisations patronales et les chefs d’entreprise. Si nos interlocuteurs sont distincts, les sujets abordés sont sensiblement les mêmes : la sécurisation des investissements à long terme, la sécurité alimentaire, les financements innovants pour accéder à l’eau, l’économie sociale et solidaire, la santé, la communauté méditerranéenne de l’énergie, etc. Nous sommes convaincus que les entrepreneurs seront le véritable fer de lance du rapprochement euro-méditerranéen.
C’est la raison pour laquelle nous avons initié un mouvement de dirigeants d’entreprises de toute la région, Euro-Mediterranean Competitivness Confederation (EMCC), pour mieux faire entendre leur voix, notamment auprès des décideurs politiques. Notre ambition est de créer des EMCC locales dans chacun des pays de la région. Nous sommes très avancés au Maghreb, notamment en Tunisie et au Maroc. Nous espérons qu’un même projet verra le jour prochainement en Algérie. Mais l’IPEMed n’est pas seulement présent au Maghreb. Nous sommes également très actifs au Liban, grâce au concours et au fidèle soutien de cinq grandes entreprises libanaises qui, comme nous, croient aux enjeux économiques d’un rapprochement de l’ensemble des pays du Nord, du Sud et de l’Est de la Méditerranée.
-Le développement de la coopération entre les deux rives de la Méditerranée a-t-il pour préalable l’Union du Maghreb ?
Le projet d’Euro-Méditerranée multilatéral est complexe. Pour parler d’Euro-Méditerranée, le Sud doit avoir de son côté une stratégie multilatérale. Lors d’une rencontre que nous avons organisée précisément sur les freins de l’intégration régionale, El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’Université de Paris Dauphine et membre du Comité scientifique de l’IPEMed, nous exposait que si le Sud se construisait, alors une relation multilatérale deviendrait possible. Je partage cette analyse. Pour autant, l’Union économique du Maghreb ne doit pas être un préalable. Elle pourrait même être une conséquence. En effet, si l’Europe préparait un plan ambitieux pour le Maghreb, l’équivalent d’un planMarshall ambitieux, géré en commun entre l’Union européenne — avec l’OCDE — et les pays méditerranéens, alors les pays du Maghreb pourraient trouver un intérêt à coopérer, d’abord sur le plan économique, puis progressivement sur le plan politique.
-Quel avenir pour l’économie sociale et solidaire dans le sud de la Méditerranée où elle est peu développée ?
L’Economie sociale et solidaire permet la participation de la société civile à l’élaboration d’un modèle de développement durable et solidaire. C’est une autre façon de faire de l’économie en remettant au centre des préoccupations la satisfaction des besoins socio-économiques des personnes. C’est une des exigences fortes exprimées par les populations depuis les soulèvements dans certains pays arabes. Avec nos partenaires, tels que la MACIF ou le Crédit coopératif, nous pensons que ces formes d’organisation du travail sont amenées à se développer au Sud, parce qu’elles mobilisent beaucoup les jeunes autour de valeurs telles que la solidarité, le partage, la co-gestion, et qu’elles peuvent servir de «sas» entre l’économie formelle et l’économie informelle.
L’ESS doit être reconnue comme un secteur stratégique, pourvoyeur d’emplois et créateur de richesses. Elle doit être davantage insérée dans les politiques publiques. A l’IPEMed, nous préconisons de structurer ce secteur, en procédant par exemple à une réforme du cadre juridique régissant les organisations de l’ESS dans les pays du Maghreb, en créant un statut de l’entreprise sociale et solidaire et en encourageant la mise en réseau de ces entreprises.
-Les échanges entre les deux rives de la Méditerranée ne sauraient être qu’économiques et commerciaux, alors qu’au sein des sociétés européennes il y a un courant de rejet de l’immigration maghrébine et une méconnaissance des évolutions des sociétés du Sud. Comment pallier ces lacunes ?
Votre question est complexe et nécessiterait de longs développements. Il est clair que les échanges entre les deux rives de la Méditerranée ne peuvent être limités au seul rapprochement économique et au commerce. Il y a une très forte mixité des populations, un brassage des cultures. Oui, les populations européennes sont «nerveuses». La crise en France, mais plus largement en Europe, dure depuis 2008, car la désindustrialisation est profonde, le chômage important et l’on manque de vision à long terme. La tentation du repli identitaire est réelle chez certains. Le populisme progresse, on ne peut le nier. En France, des partis comme le Front national stigmatisent les musulmans, comme hier ils stigmatisaient les juifs, les Noirs ou les francs-maçons. Bien sûr, c’est intolérable. Que faire ? Lutter contre le populisme démagogique en Europe, en offrant d’autres perspectives pour l’Europe.
Les élections européennes en mai prochain sont, à ce titre, très importantes ; lutter également contre toutes les formes d’intégrisme, au Nord comme au Sud ; donner toutes leurs chances aux révolutions et aux évolutions démocratiques au Sud de la Méditerranée pour permettre aux jeunes et aux forces de progrès de croire en leur pays et cesser de rêver à l’immigration. Favorisons le co-développement Nord-Sud et privilégions la mobilité sur l’immigration.
Bio express :
Jean-Louis Guigou est ingénieur agronome et docteur d’Etat es-sciences économiques, professeur agrégé des universités. Il a été directeur puis délégué (1997-2002) à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR). Outre la réforme du découpage politico-institutionnel du territoire français, il y a relancé les travaux de prospective sur les incidences spatiales des grandes transformations sociales, économiques et environnementales des sociétés. De 2002 à 2004, il a également présidé l’Institut des hautes études de développement et d’aménagement du territoire (Ihedat). Chargé en 2002 par le ministre français des Affaires étrangères d’une mission d’identification et valorisation des scientifiques travaillant sur la Méditerranée, il a ensuite créé l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMed), dont il est le délégué général. Jean-Louis Guigou est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont notamment Une ambition pour le territoire, Edition de l’Aube (1995) ; France 2020, mettre les territoires en mouvement, La Documentation Française (2000) ; Le nouveau monde méditerranéen, Descartes & Cie (2012).
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