L’Europe et la Méditerranée, récit d’une ambition

À l’heure où le Président de la République défend le projet d’une Union méditerranéenne, il apparaît indispensable de revenir sur les grandes initiatives prises ces dernières années pour établir une coopération entre l’Europe et la rive sud de la Méditerranée. L’ « Union méditerranéenne » de Nicolas Sarkozy pourrait regrouper le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, Chypre et la France dans une démarche volontariste vis-à-vis des pays du Sud. Autopsie d’un bilan plutôt mitigé.
L’objectif de l’Union européenne est de développer les relations les plus paisibles et prospères possibles dans une zone géographique dont elle est riveraine. Elle a besoin d’y sauvegarder la paix, d’y développer des intérêts économiques croisés et de régler le problème des migrations. Pour agir, elle dispose du volet méditerranéen de la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) et du processus de Barcelone initié en novembre 1995 sous l’impulsion de la France, privilégiant une logique de partenariat plus que de coopération.

En 1995, les quinze Etats membres de l’Union européenne et les onze Pays tiers méditerranéens (PTM), Algérie, Autorité palestinienne, Chypre, Egypte, Israël, Jordanie, Liban, Malte, Maroc, Syrie, et Tunisie, lancent à Barcelone le « Partenariat euro-méditerranéen » autrement appelé Euromed. L’objectif est de stabiliser une région en proie au sous-développement, aux conflits armés et aux carences démocratiques. Le concept reprend, à travers des mécanismes de coopérations économiques et sociales, les valeurs de paix et de démocratie qui furent les piliers de la construction européenne au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Il prévoit clairement de mettre en place une zone de libre échange « euro-méditerranéenne » et de créer les conditions économiques, politiques et sociales d’une « meilleure compréhension » entre les deux rives.

Le partenariat est d’abord en large partie dominé par un souci de sécurité. Il prévoit, dans un esprit de coopération durable, la mise en place de mécanismes de prévention des crises et de contrôle des armements. Ce point est capital puisque la finalité du partenariat, au regard du principal besoin de la région, est sans nul doute la sécurisation durable de la zone, passant par l’adoption d’une charte euro-méditerranéenne de paix et de stabilité. La question du règlement de la paix au Moyen Orient est centrale dans cet agenda.

L’autre aspect d’Euromed, la coopération économique et financière, vise le développement et la mise en place d’une zone de libre échange à l’horizon 2010. Ce projet ambitieux s’appuie sur un système de financement : fonds budgétaires non remboursables pour les investissements directs, crédits bonifiés de la Banque européenne d’investissement (BEI), multiples programmes sectoriels spéciaux. Le partenariat est mis en œuvre à travers le programme MEDA qui débloque 3,4 milliards d’euros entre 1995 et 1999 (MEDA 1) et 5,3 milliards d’euros, entre 2000 et 2006 (MEDA II).

Euromed comporte enfin une dimension culturelle mais aussi sociale et humanitaire pour une meilleure connaissance mutuelle des partenaires, le développement des ressources humaines, les échanges scientifiques et techniques, les problèmes de l’émigration ainsi que le respect mutuel des cultures et des religions. Des réseaux de coopération décentralisée sont établis entre divers acteurs de la société civile, universités et médias.

Crédibilité européenne
La Méditerranée constitue pour l’Europe un test de crédibilité en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense, domaines dans lesquels elle cherche toujours à s’affirmer face à la puissance américaine. Son incapacité à régler la crise des Balkans dans les années 1990 avait confirmé cette impuissance et cette dépendance à l’égard des Américains. Le lancement d’Euromed en 1995 et la création, la même année à Lisbonne, par la France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, d’une force multinationale, eurofor, et d’une « force maritime européenne » pré structurée mais non permanente, Euromarfor, illustrent l’effort entrepris par les européens pour s’affranchir de la tutelle américaine.

Ces initiatives se conjuguent avec d’autres mesures prises dans les années 1990 par les organisations de sécurité européennes et euratlantiques à l’égard des pays du sud de la Méditerranée.
En 1992, l’UEO entreprend un dialogue avec la Tunisie, la Mauritanie, l’Algérie et le Maroc, auquel se joignent par la suite l’Egypte (en 1994), Israël (en 1995) et la Jordanie (en 1998). Les initiatives de l’UEO, qui a aujourd’hui quasiment disparu, ont été reprises par l’Union Européenne.

En 1994, l’OSCE propose, lors du sommet de Budapest et sous le parrainage de la France, de l’Espagne et de l’Italie, la formation d’un groupe de contact destiné à établir un dialogue sur la sécurité et la coopération en Méditerranée avec cinq pays, la Tunisie, le Maroc, l’Algérie, l’Egypte et Israël auxquels se joint la Jordanie. Le dialogue se poursuit encore périodiquement.

La même année, sous l’impulsion franco-égyptienne, est créé le « Forum méditerranéen » qui veut être un espace de réflexion sur les problèmes de la région. Il comprend 11 pays, Algérie, Egypte, Espagne, France, Grèce, Italie, Maroc, Portugal, Tunisie, Turquie, dont les ministres des Affaires Etrangère se réunissent une fois par an.

Autre espace de discussion euro-méditerranéen, le « Dialogue 5+5 » relancé en 2001 après dix ans de suspension suite à la guerre du Golfe de 1991 (il avait été institué par le traité de Marrakech du 17 février 1989). Initié par la France en 1983, il réunit cinq pays de l’Union Européenne (le Portugal, l’Espagne, la France, l’Italie, Malte) et cinq pays de l’Union du Maghreb Arabe (le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie). Il s’agit d’un dialogue informel entre l’Europe du Sud et le Maghreb. Alors que le « Forum méditerranéen » peut traiter de tous les sujets, le « Dialogue 5+5 » se limite à quelques sujets importants comme la sécurité et la stabilité en Méditerranée occidentale, l’intégration économique régionale ou encore la question des migrations.

Piloté par les ministères des Affaires Etrangères des dix pays participants, il réunit également les dix ministres de la Défense une fois par an, alternativement au Maghreb et en Europe. Le principal objectif vise à renforcer le volet politico-sécuritaire instauré par le traité de Barcelone notamment en matière de surveillance maritime. La rencontre interministérielle est complétée par l’action d’un comité directeur composé de deux responsables des ministères de la Défense de chaque pays qui se réunissent deux fois par an, ainsi que d’un comité d’experts chargé d’organiser des séminaires pour présenter les différents plans d’action. Le sommet d’Oran en 2005 a élargi le dialogue aux ministres des Affaires sociales et aux ministres de l’Intérieur.

La stratégie européenne de sécurité identifie parmi les menaces principales le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, les conflits régionaux ayant un impact direct ou indirect sur les intérêts européens, notamment au Moyen-Orient, et le crime organisé. Elle se donne pour ambition de s’engager avec vigueur dans la résolution du conflit israélo-arabe.

Un bilan mitigé
Il convient cependant de s’interroger sur l’efficacité du partenariat euromed plus de dix ans après le démarrage du processus de Barcelone dont l’anniversaire a été marqué, lors du sommet de novembre 2005, par l’absence d’une grande partie des dirigeants de la rive sud de la Méditerranée.
L’initiative n’a pas tenu, loin s’en faut, toutes ses promesses et a provoqué chez les partenaires déception, voire méfiance. Les raisons en sont diverses parmi lesquelles la détérioration de la situation au Moyen-Orient, mais aussi, suite aux attentats du 11 septembre, la prédominance de la lutte anti-terroriste, voulue par les Etats-Unis, qui a mis en lumière les différences de conception stratégiques existantes entre américains et européens.

Si Euromed pouvait apparaître trop ambitieux pour une politique extérieure européenne encore balbutiante, il a toutefois contribué à maintenir un espace de dialogue entre les deux rives. Ajoutons à cela que le programme financier MEDA représente aujourd’hui une aide capitale très attendue par des économies en crise structurelle. Cependant, comme l’illustre la Tunisie présentée jusqu’à ce jour par l’Europe comme le bon élève du Partenariat, les réformes économiques n’ont entraîné ni la mise en œuvre de réformes politiques ni la démocratisation, bien au contraire.

De même et contrairement aux idées reçues le partenariat ne s’avère guère plus efficace sur le plan sécuritaire : les migrations clandestines n’en finissent pas d’alarmer les opinions publiques européennes, le terrorisme est plus que jamais la préoccupation majeure de l’Occident et les situations de violence n’ont pas diminué à la faveur des réunions et du « dialogue » euro-méditerranéen. Sur le plan de la coordination entre Etats membres, l’attentat de Djerba en 2002 par exemple, a montré que les échanges d’information en matière de coopération sécuritaire étaient bien limités. De même lors du différend, à l’été 2002, entre le Maroc et l’Espagne concernant l’îlot Leïla-Perejil auquel les vingt-sept ambassadeurs euro-méditerranéens ont été incapables de trouver une issue laissant aux Américains le rôle de médiateur.

Preuve d’un important décalage avec les réalités du terrain, les grands sujets régionaux, conflit israélo-palestinien, guerre civile en Algérie, crise du Liban, division de Chypre, Sahara occidental, violation des droits de l’homme en Tunisie, Égypte, Syrie, Algérie… ne sont quasiment pas traités dans le cadre du processus de Barcelone, ni dans les réunions officielles, ni dans les coulisses.

Comment expliquer le relatif échec de ce processus ? Il souffrirait d’abord et avant tout d’une politique étrangère européenne encore balbutiante. L’absence de consensus entre les pays membres de l’Union sur les grands dossiers comme l’Irak, la faiblesse des institutions et des règles de concertation, l’absence d’une véritable politique commune de défense viennent s’ajouter à la persistance d’une logique nationale. Lors des conflits récents, celle-ci l’a toujours emporté sur la logique européenne.
Force est de constater que le processus de Barcelone va dans le sens de cette faiblesse. N’oublions pas que la politique méditerranéenne de l’Europe repose principalement sur l’ambition, en Méditerranée, de certains Etats de l’Europe méridionale ce qui rend par conséquent le terme de « politique globale » trompeur. À ce titre, l’aide européenne dans la région répond à des intérêts divers parfois même contradictoires et reste largement bilatérale. C’est le cas de 90% des fonds MEDA ! Quand la France oriente son aide principalement vers les pays du Maghreb en raison des liens historiques qui l’y attachent, l’Allemagne, elle, se tourne plus naturellement vers la Turquie…

Concurrence américaine
Cette atomisation de la politique méditerranéenne de l’Europe associée à la situation géopolitique particulièrement sensible de la région ont tendance à pousser les pays de la rive Sud à rechercher d’autres partenariats plus efficaces à court terme. Le principe de « concurrence libre et non faussée » entre espaces de dialogue et de coopérations serait-il en marche ?

Il suffit pour s’en convaincre de constater l’accueil pour le moins chaleureux réservé à Donald Rumsfeld lors de ses dernières visites à Alger et Tunis où il présentait ses remèdes en matière de lutte anti-terroriste, ou le soutien clairement affiché de Condolezza Rice à la candidature turque pour l’adhésion à l’Union Européenne qui place dorénavant l’OTAN au coeur de l’avenir politique et sécuritaire de l’espace Euromed.

L’OTAN, et derrière elle les Etats-Unis, confirment clairement l’attention qu’ils portent à la zone. En témoignent le partenariat stratégique engagé par les Etats-Unis avec le Maroc en 2003 et l’intérêt croissant porté à l’Algérie et à la Libye sous couvert de lutte anti-terroriste avec le Plan Transaharien contre le terrorisme, le Plan Pan-Sahel pour lequel 100 millions de dollars ont été investis entre le Niger, la Mauritanie, le Mali, le Tchad, l’Algérie et le Maroc ou encore la création du Centre Africain d’Etudes et de Recherche sur le Terrorisme (CAERT) à Alger. Il convient également de rappeler la portée que revêtent les manœuvres de l’OTAN avec l’Egypte et l’Algérie, sous couvert de l’opération Active Endeavour, et la visite du Secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Schaffer, en Algérie en 2004, suivi de la participation du président algérien Bouteflika à plusieurs réunions du Dialogue méditerranéen.

Les Etats-Unis développent dans tous ces pays de la rive Sud des bases destinées à la projection de forces. Ils ont des projets de formation et d’académie militaire au Maghreb et au Proche-Orient. Ils créent un nouveau commandement pour l’Afrique, Africom, dont le siège, aujourd’hui à Stuttgart, pourrait basculer, d’ici à la fin 2008, vers Dakar ou Alger. Il ne s’agira pas, selon les officiels américains, « de bases militaires, d’avions, de bateaux ou de flotte armée, mais d’une équipe pluridisciplinaire, à plus de 25% civile, dont le numéro deux sera un responsable du rang d’ambassadeur ».
Les Américains conjurent ainsi leurs craintes de voir le continent africain devenir, selon les confidences du sous-secrétaire adjoint principal à la Défense, Ryan Henry, au ministre algérien des Affaires étrangères, Mourad Medelci, un « sanctuaire » à partir duquel pourraient être lancées des opérations terroristes. Cette implication américaine dans la zone n’est cependant pas un fait nouveau. Elle y est présente depuis longtemps, dans le cadre de l’OTAN, avec la VIème flotte et les « porte-avions terrestres » que constituent l’Italie et la Turquie.

Les Etats-Unis semblent ainsi avoir une vision différente de la mer Méditerranée. Si elle est avant tout, pour eux, un corridor permettant d’atteindre l’Eurasie le plus rapidement possible, elle permet aussi d’accéder au pétrole, de protéger Israël et de contenir l’émergence de la Chine. Le contrôle du développement de l’Union européenne n’est pas absent des préoccupations américaines.
À travers l’OTAN - qui a relancé, lors du sommet d’Istanbul en 2004 un programme de coopération méditerranéen créé en 1994 sous le nom de Dialogue méditerranéen - une vraie concurrence s’exerce avec l’Union européenne. L’OTAN a ainsi développé en Méditerranée, selon le contre-amiral (2S) Jean-François Coustillière, des outils pour protéger les intérêts économiques et stratégiques des Etats-Unis. Le Dialogue méditerranéen évoqué ci-dessus, lancé en 1994 avec sept pays dont Israël, est l’un d’entre eux. Le refus des pays arabes de coopérer avec Israël a d’ailleurs conduit ce dialogue à renoncer à une approche multilatérale pour privilégier des rapports essentiellement bilatéraux avec chacun des sept pays. Depuis 2001, la lutte contre le terrorisme constitue l’axe prioritaire de cet effort.

De plus, il importe de valoriser la différence d’approche existant entre l’Union européenne qui s’attache à établir un partenariat avec les pays de la région méditerranéenne (1) et celle des Etats-Unis qui veulent promouvoir, à travers leur projet BMENA (2), la démocratisation des pays d’un espace terriblement hétérogène s’étendant de Casablanca à Karachi (…).

Union de la Méditerranée
Des idées nouvelles destinées à donner un second souffle à la coopération européenne avec le Sud apparaissent, à commencer par celle d’une « Union méditerranéenne ».
Ce concept dont la France pourrait être le fer de lance, comme le couple franco-allemand l’avait été pour les traités fondateurs de 1957, est défendue par le nouveau président français, Nicolas Sarkozy. Il l’a évoqué pour la première fois en février dernier, à Toulon, au cours de la campagne présidentielle et en a fait l’un des points forts de son discours du 6 mai, après son élection.
Elle servirait de tremplin aux modalités des coopérations renforcées, tel que le permet le Traité de Nice, et que ne manqueront pas de confirmer les différentes formules retenues pour la relance institutionnelle européenne d’ici 2009.

Le Processus de Barcelone, la Politique Européenne de Voisinage (PEV), le mécanisme des accords d’association bilatéraux qui lient déjà l’Union Européenne aux pays de la rive Sud, ajoutés au Dialogue 5+5, apparaissent ainsi comme des « briques constitutives » propres à servir l’émergence attendue de cette nouvelle structure de coordination, que certains appellent déjà « G-Med ». Celle-ci pourrait s’organiser autour d’une rencontre périodique des chefs d’Etats et de gouvernements comme cela se passe pour les grands pays industrialisés avec le G8.

Cette « Union de la Méditerranée » s’accompagnerait de la création d’un Conseil de la Méditerranée à l’image du Conseil de l’Europe. Elle disposerait d’un Secrétaire général faisant fonction de porte-parole, d’un budget propre, de politiques communes d’intérêt régional en matière agricole, énergétique, financière (création d’un Livret d’épargne euro méditerranéen qui s’appuierait sur les huit milliards d’euros transitant chaque année de l’Europe vers le Maghreb), mais aussi dans les domaines du développement durable, de l’eau, de la santé, de l’éducation, du tourisme, du co-développement…

Cette démarche novatrice réunirait, autour d’une charte de valeurs communes incluant l’état de droit et la démocratie, les 27 Etats membres de l’Union européenne et l’ensemble des pays du bassin méditerranéen. Elle ne fermerait pas la porte aux partenariats possible avec les pays de la Ligue arabe, de l’Union Africaine, du Conseil de Coopération des Etats du Golfe, du CCMN dans le cadre de la Stratégie de la mer Noire de l’Union Européenne, sans oublier l’Organisation Internationale de la Francophonie eu égard à la dimension du monde francophone.
Douze ans après Barcelone, l’influence de l’Union Européenne en Méditerranée qui reste limitée par rapport aux Etats-Unis en dépit d’une interdépendance financière et commerciale accrue, pourrait donc bien être relancée.
Euros du Village - 25 février 2008, Par Karim SADER, Emmanuel DUPUY
[1] La Politique Européenne de Voisinage (PEV), imaginée en mai 2004 dans la foulée de l’élargissement aux nouveaux Etats membres d’Europe centrale et orientale, ainsi qu’à à Malte et à Chypre, concerne désormais l’ensemble des pays du pourtour méditerranéen et de la Mer noire
[2] Broader Middle East and North Africa, projet américain pour la Méditerranée dans la région du Moyen orient élargi et de l’Afrique du Nord

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