Les 16èmes Controverses de Marciac… Cette année, il s’agit d’une invitation à une plongée dans l’univers méditerranéen… Un univers avec lequel j’entretiens des intimités depuis 40 ans, par mes activités de chercheur consacrées à l’élevage des brebis, à leurs éleveurs et bergers, à leurs pâturages et à leurs produits. D’où mon rapport affectif au sujet de ces trois journées. Je pourrais par exemple vous commenter par le détail que le récit que fait Homère de la rencontre d’Ulysse avec le Cyclope révèle que le fils de Poséidon est en fait un berger fromager professionnel.
Il y a une semaine exactement, je me trouvais encore à Tunis, à l’invitation d’une équipe de recherche sur les productions animales. Sur la terrasse d’un café de l’avenue Habib Bourguiba, au pied de la statue d’Ibn Khaldoun, premier sociologue et premier théoricien de l’histoire des civilisations au 14ème siècle, je commençais à lire le livre que je venais d’acheter dans une librairie proche, familière de mes visites tunisiennes : « Carthage », par Daniel Rondeau (1).
Méditerranée, une mer au milieu des terres, une mer intérieure. Un univers délimité par la rencontre de 3 continents. Avec Tunis et Carthage à la charnière des deux Méditerranées décrites par Fernand Braudel, le bassin occidental et le bassin oriental décalé du premier vers le sud. Un lieu symbolique des conflits historiques au sein de ce monde : Rome et Carthage.
Aujourd’hui, nos controverses sont placées sous le signe de « L’Europe au cœur de la Méditerranée ». Des controverses qui s’annoncent foisonnantes !
Rêves de Méditerranée
Tout d’abord, quand nous disons « Méditerranée », qu’est-ce que cela évoque ? Un univers de rêve. Un univers de lumière, de soleil, de saveurs, de parfums, de liberté… Un rêve méditerranéen.
Plus objectivement, une ambiance façonnée par ce climat singulier qu’est le climat méditerranéen parmi les climats du monde. Il conditionne les systèmes agricoles et les couverts végétaux naturels avec le développement de la vigne et de l’olivier, et qui donne l’avantage, de préférence aux vaches, à l’élevage des brebis et des chèvres que les ancêtres ont domestiquées. Les agneaux et leurs bergers qui ont nourri abondamment les symboliques religieuses.
Ces territoires ruraux et leurs peuples partagent aussi les mêmes cuisines par lesquelles se reconnaissent parents les méditerranéens provenant de lieux différents lorsqu’ils se retrouvent à l’autre bout du monde, reconnaissant des odeurs et des parfums qui leur sont familiers quels que soient les murs et les litiges qui les séparent.
Un rêve d’unité… La Méditerranée, ce territoire cerné par les terres, c’était tout le monde connu à son époque. Très tôt dans l’histoire de l’humanité, la Méditerranée a été un territoire où l’idée de mondialisation s’est faite jour. D’abord, celle qui a généré les mythes fondateurs de notre civilisation et à qui nous devons les fondements de la philosophie… Ulysse, Platon. La conception de l’homme, de la vie, de la mort, du jeu des forces occultes. Et aussi de la volatilité des perceptions, telle que l’illustre Ovide et ses métamorphoses.
En fait une succession de mondialisations ont investi l’espace méditerranéen. Celle des Phéniciens et de Carthage, par la maîtrise de la mer au milieu des terres. Puis celle des Romains par les terres autour de la mer. Sans oublier que l’Asie n’est pas loin, conquise avec fulgurance par Alexandre : un rêve d’Orient inondé de culture grecque. S’ensuit la mondialisation par les religions monothéistes, d’abord judéo-chrétienne puis musulmane, celle-ci conduisant à la mondialisation arabe et berbère d’une grande partie des terres méditerranéennes, relayée par l’installation de l’espace ottoman. Pour arriver à la Méditerranée « européenne » du 19ème siècle, conséquence de la révolution industrielle, une colonisation qui appelle, dans le même mouvement généralisé, la décolonisation.
Fractures d’hier, Fractures d’aujourd’hui
Rêve d’unité conviviale, rêve de parenté paisible, rêve de village partagé… Et si ces rêves, souvent évoqués avec lyrisme, nous aveuglaient ? Nous empêchaient de voir les fractures qui meurtrissent aujourd’hui les peuples de cette région du monde, et les murs qui les séparent. Comme si le fait de vivre dans un espace aux caractéristiques physiques communes empêchaient les conflits humains tels qu’ils se manifestent dans d’autres régions du monde.
Les fractures d’hier expliquent les fractures d’aujourd’hui dans un monde humain lui-même soumis aux jeux des failles et des plaques tectoniques par la rencontre de trois continents, générant éruptions volcaniques et tremblements de terre, fréquents et dévastateurs. Une géophysique dont les îles sont aussi le produit. Les nombreuses îles « maritimes » de la Méditerranée, tout autant que les isolats des massifs montagneux. La Méditerranée, à la fois maritime et terrestre…
Ayons bien conscience que ce désir de mondialisation est d’abord un désir de domination et de conquête. Avec son lot de cités détruites comme le commente Daniel Rondeau : Troie, Carthage, puis Rome, Constantinople.
Alors, nous sommes invités, durant ces trois jours à sonder les fractures, comme des médecins qui tentent d’identifier la nature des dégâts qui ébranlent un corps disloqué por tnter de les réparer. Des fractures… s’agit-il de la manifestation du choc des civilisations promis par Samuel Huntington ? Des murs aussi : les chemins historiques et les routes traditionnelles de cette région du monde sont aujourd’hui bloqués par des murs : Chypre, Israël Palestine, Jérusalem, le Golan, et même la frontière Maroc Algérie. Sans oublier les fossés, ceux des inégalités de niveau de vie entre les habitants des pays de la rive nord et ceux de la rive sud.
Ces controverses ont pour projet de « sonder les fractures », pour « dévoiler les failles » dans l’espoir de « révéler les convergences », en toute lucidité par les échanges entre tous les participants et avec nos invités.
Une angoisse ! De quelle Méditerranée parle-t-on ?
« La Méditerranée au cœur des préoccupations de l’Europe… » dit-on. Mais l’Europe est-elle au cœur des préoccupations du sud de la Méditerranée ? Ce n’est pas sûr !
Il y a tout d’abord des indices formels que le reste du monde ne voit pas forcément les choses avec les mêmes yeux que les européens. Il y a certes le CIHEAM, émanation de l’OCDE à l’origine, une organisation gouvernementale consacrée à la formation et à la recherche dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation, unique en son genre, qui réunit presque tous les pays méditerranéens. Mais, pour les USA, la région « Méditerranée » n’existe pas. Cette partie du monde est vue composée d’une région « Europe » et d’une région « WANA » (West Asia North Africa).
Sans oublier la progression d’accords de coopérations avec d’autres pays du monde dans le sud : Chine en Algérie, Japon en Tunisie, USA au Maroc… Un collègue tunisien me disait : nous n’attendons pas grand chose de l’Europe.
Alors ? « A chacun sa Méditerranée ? ». Nous sommes invités à y répondre.
Finalement, l’Union pour la Méditerranée… s’agit-il d’un rêve mobilisateur ? Ce n’est pas sûr ! Car une question surgit… Et s’il s’agissait d’un avatar, un nouvel épisode de la domination de l’Europe sur les pays du sud de la Méditerranée ? Une Europe qui pose problème, qui est aux origines du conflit israélo-palestinien. Ou, au contraire, y-a-t-il une chance que ce « précipité » des problèmes du monde, selon l’expression de Bertrand Hervieu, parvienne à gérer ses différends culturels et politiques, de telle sorte qu’il paraisse comme un modèle exemplaire, par la manière de faire de ses peuples et de ses gouvernants pour parvenir à gérer le village « monde » ?
Il n’est plus possible de raisonner l’espace « Méditerranée » en l’isolant de l’espace « Monde ». Aujourd’hui, à l’échelle « planète », la mondialisation par le marché et par la transmission instantanée des informations est devenue incontournable. Alors quelle place dans ce contexte inédit pour la conception du monde « Méditerranée » ? Mais peut-on ignorer le conflit israélo-palestinien ? Pourrait-on faire « la Méditerranée » sans eux, sans attendre le temps qu’ils vont mettre à résoudre leur contentieux dramatique ?
Une dernière question à débattre… Et si les défis de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement pouvaient constituer le ciment du monde méditerranéen entre ses trois rives ? La réorganisation de la PAC européenne pourrait-elle tenir compte d’une telle exigence ? Ou alors, faut-il se résoudre à concevoir « La Méditerranée sans l’Europe ? » selon la formule de Sébastien Abis.
Pour terminer par une question existentielle qui interpelle le choix que nous avons fait : « La Méditerranée existe-t-elle ?(2) » .
Une brassée de controverses que vous êtes invités à prendre à bras le corps durant trois jours !
(1) Folio Gallimard, 2008
(2) Michel Foucher
Par Jean-Claude Flamant, Mission d’Animation des Agrobiosciences. Marciac, 30 juillet 2010.
Il y a une semaine exactement, je me trouvais encore à Tunis, à l’invitation d’une équipe de recherche sur les productions animales. Sur la terrasse d’un café de l’avenue Habib Bourguiba, au pied de la statue d’Ibn Khaldoun, premier sociologue et premier théoricien de l’histoire des civilisations au 14ème siècle, je commençais à lire le livre que je venais d’acheter dans une librairie proche, familière de mes visites tunisiennes : « Carthage », par Daniel Rondeau (1).
Méditerranée, une mer au milieu des terres, une mer intérieure. Un univers délimité par la rencontre de 3 continents. Avec Tunis et Carthage à la charnière des deux Méditerranées décrites par Fernand Braudel, le bassin occidental et le bassin oriental décalé du premier vers le sud. Un lieu symbolique des conflits historiques au sein de ce monde : Rome et Carthage.
Aujourd’hui, nos controverses sont placées sous le signe de « L’Europe au cœur de la Méditerranée ». Des controverses qui s’annoncent foisonnantes !
Rêves de Méditerranée
Tout d’abord, quand nous disons « Méditerranée », qu’est-ce que cela évoque ? Un univers de rêve. Un univers de lumière, de soleil, de saveurs, de parfums, de liberté… Un rêve méditerranéen.
Plus objectivement, une ambiance façonnée par ce climat singulier qu’est le climat méditerranéen parmi les climats du monde. Il conditionne les systèmes agricoles et les couverts végétaux naturels avec le développement de la vigne et de l’olivier, et qui donne l’avantage, de préférence aux vaches, à l’élevage des brebis et des chèvres que les ancêtres ont domestiquées. Les agneaux et leurs bergers qui ont nourri abondamment les symboliques religieuses.
Ces territoires ruraux et leurs peuples partagent aussi les mêmes cuisines par lesquelles se reconnaissent parents les méditerranéens provenant de lieux différents lorsqu’ils se retrouvent à l’autre bout du monde, reconnaissant des odeurs et des parfums qui leur sont familiers quels que soient les murs et les litiges qui les séparent.
Un rêve d’unité… La Méditerranée, ce territoire cerné par les terres, c’était tout le monde connu à son époque. Très tôt dans l’histoire de l’humanité, la Méditerranée a été un territoire où l’idée de mondialisation s’est faite jour. D’abord, celle qui a généré les mythes fondateurs de notre civilisation et à qui nous devons les fondements de la philosophie… Ulysse, Platon. La conception de l’homme, de la vie, de la mort, du jeu des forces occultes. Et aussi de la volatilité des perceptions, telle que l’illustre Ovide et ses métamorphoses.
En fait une succession de mondialisations ont investi l’espace méditerranéen. Celle des Phéniciens et de Carthage, par la maîtrise de la mer au milieu des terres. Puis celle des Romains par les terres autour de la mer. Sans oublier que l’Asie n’est pas loin, conquise avec fulgurance par Alexandre : un rêve d’Orient inondé de culture grecque. S’ensuit la mondialisation par les religions monothéistes, d’abord judéo-chrétienne puis musulmane, celle-ci conduisant à la mondialisation arabe et berbère d’une grande partie des terres méditerranéennes, relayée par l’installation de l’espace ottoman. Pour arriver à la Méditerranée « européenne » du 19ème siècle, conséquence de la révolution industrielle, une colonisation qui appelle, dans le même mouvement généralisé, la décolonisation.
Fractures d’hier, Fractures d’aujourd’hui
Rêve d’unité conviviale, rêve de parenté paisible, rêve de village partagé… Et si ces rêves, souvent évoqués avec lyrisme, nous aveuglaient ? Nous empêchaient de voir les fractures qui meurtrissent aujourd’hui les peuples de cette région du monde, et les murs qui les séparent. Comme si le fait de vivre dans un espace aux caractéristiques physiques communes empêchaient les conflits humains tels qu’ils se manifestent dans d’autres régions du monde.
Les fractures d’hier expliquent les fractures d’aujourd’hui dans un monde humain lui-même soumis aux jeux des failles et des plaques tectoniques par la rencontre de trois continents, générant éruptions volcaniques et tremblements de terre, fréquents et dévastateurs. Une géophysique dont les îles sont aussi le produit. Les nombreuses îles « maritimes » de la Méditerranée, tout autant que les isolats des massifs montagneux. La Méditerranée, à la fois maritime et terrestre…
Ayons bien conscience que ce désir de mondialisation est d’abord un désir de domination et de conquête. Avec son lot de cités détruites comme le commente Daniel Rondeau : Troie, Carthage, puis Rome, Constantinople.
Alors, nous sommes invités, durant ces trois jours à sonder les fractures, comme des médecins qui tentent d’identifier la nature des dégâts qui ébranlent un corps disloqué por tnter de les réparer. Des fractures… s’agit-il de la manifestation du choc des civilisations promis par Samuel Huntington ? Des murs aussi : les chemins historiques et les routes traditionnelles de cette région du monde sont aujourd’hui bloqués par des murs : Chypre, Israël Palestine, Jérusalem, le Golan, et même la frontière Maroc Algérie. Sans oublier les fossés, ceux des inégalités de niveau de vie entre les habitants des pays de la rive nord et ceux de la rive sud.
Ces controverses ont pour projet de « sonder les fractures », pour « dévoiler les failles » dans l’espoir de « révéler les convergences », en toute lucidité par les échanges entre tous les participants et avec nos invités.
Une angoisse ! De quelle Méditerranée parle-t-on ?
« La Méditerranée au cœur des préoccupations de l’Europe… » dit-on. Mais l’Europe est-elle au cœur des préoccupations du sud de la Méditerranée ? Ce n’est pas sûr !
Il y a tout d’abord des indices formels que le reste du monde ne voit pas forcément les choses avec les mêmes yeux que les européens. Il y a certes le CIHEAM, émanation de l’OCDE à l’origine, une organisation gouvernementale consacrée à la formation et à la recherche dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation, unique en son genre, qui réunit presque tous les pays méditerranéens. Mais, pour les USA, la région « Méditerranée » n’existe pas. Cette partie du monde est vue composée d’une région « Europe » et d’une région « WANA » (West Asia North Africa).
Sans oublier la progression d’accords de coopérations avec d’autres pays du monde dans le sud : Chine en Algérie, Japon en Tunisie, USA au Maroc… Un collègue tunisien me disait : nous n’attendons pas grand chose de l’Europe.
Alors ? « A chacun sa Méditerranée ? ». Nous sommes invités à y répondre.
Finalement, l’Union pour la Méditerranée… s’agit-il d’un rêve mobilisateur ? Ce n’est pas sûr ! Car une question surgit… Et s’il s’agissait d’un avatar, un nouvel épisode de la domination de l’Europe sur les pays du sud de la Méditerranée ? Une Europe qui pose problème, qui est aux origines du conflit israélo-palestinien. Ou, au contraire, y-a-t-il une chance que ce « précipité » des problèmes du monde, selon l’expression de Bertrand Hervieu, parvienne à gérer ses différends culturels et politiques, de telle sorte qu’il paraisse comme un modèle exemplaire, par la manière de faire de ses peuples et de ses gouvernants pour parvenir à gérer le village « monde » ?
Il n’est plus possible de raisonner l’espace « Méditerranée » en l’isolant de l’espace « Monde ». Aujourd’hui, à l’échelle « planète », la mondialisation par le marché et par la transmission instantanée des informations est devenue incontournable. Alors quelle place dans ce contexte inédit pour la conception du monde « Méditerranée » ? Mais peut-on ignorer le conflit israélo-palestinien ? Pourrait-on faire « la Méditerranée » sans eux, sans attendre le temps qu’ils vont mettre à résoudre leur contentieux dramatique ?
Une dernière question à débattre… Et si les défis de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement pouvaient constituer le ciment du monde méditerranéen entre ses trois rives ? La réorganisation de la PAC européenne pourrait-elle tenir compte d’une telle exigence ? Ou alors, faut-il se résoudre à concevoir « La Méditerranée sans l’Europe ? » selon la formule de Sébastien Abis.
Pour terminer par une question existentielle qui interpelle le choix que nous avons fait : « La Méditerranée existe-t-elle ?(2) » .
Une brassée de controverses que vous êtes invités à prendre à bras le corps durant trois jours !
(1) Folio Gallimard, 2008
(2) Michel Foucher
Par Jean-Claude Flamant, Mission d’Animation des Agrobiosciences. Marciac, 30 juillet 2010.
Plus d'informations sur Agrobiosciences.org - septembre 2010
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