Méditerranée : le flair imparable de Kadhafi

Même si l'on apprécie peu le style tapageur, les provocations répétées, l'esthétique excentriquement bédouine du colonel Kadhafi, il faut reconnaître humblement qu'il a visé parfaitement juste et tiré là où cela fait mal lors du mini-sommet de la Ligue arabe le 10 juin à Tripoli, face à ses collègues chefs d'Etat restés bouche bée.
Qui pourrait nier, précisément, que le concept d'Union pour la Méditerranée (UPM) n'est pas seulement un affadissement de l'initiative originelle de Nicolas Sarkozy mais son abandon pur et simple pour revenir au processus euroméditerranéen de Barcelone, déjà en échec ?
Autrement dit, pour revenir à une logique d'intervention, de promotion, d'aide en direction des pays de la rive Sud : faire de la Méditerranée non pas un centre en lui-même, le coeur d'une nouvelle dynamique, mais une périphérie, une sorte de lac européen, une banlieue, une mare nostrum ainsi que la voyaient les Romains à l'époque impériale et à leur suite le grand historien Fernand Braudel qui n'accepta jamais que les Arabes, hommes du désert, malgré leur implantation séculaire au Maghreb et au Machrek, puissent être d'authentiques Méditerranéens.
Il est, dès lors, emblématique qu'il revienne à celui qui se présente par excellence comme un homme du désert, un nomade qui ne dort jamais aussi bien que sous sa tente et auprès de ses chameaux, de jeter un pavé dans cette mare... Méditerranée qui est l'objet actuel de toutes les convoitises.
Voilà la signification profonde de cet énigmatique "pour", si satisfaisant pour l'Allemagne et quelques autres, qui est venu s'intercaler perversement entre les mots "Union" et "Méditerranée" : faire de ce bassin une zone d'influence, de développement contrôlé.

Refus de se mélanger
De sorte que, contrairement au projet initial qui avait vocation à regrouper les pays des deux rives, et seulement eux, l'UPM pourra comprendre des nations européennes continentales désireuses de s'investir, ou plutôt d'investir, "pour" la Méditerranée.
Or, l'originalité historique de l'initiative Sarkozy, aujourd'hui réduite à néant, tenait justement dans l'arrêt de cette façon européenne condescendante, développementaliste et prédatrice, bref gentiment impériale, de regarder vers le Sud. Il s'agissait, au-delà des intentions institutionnelles, plus ou moins utopiques, peu importe, d'un changement de perspective, d'un nouveau regard. Le chef bédouin a bien compris que la France n'avait pas réussi à imposer ce nouveau regard, et que, insidieusement, nous retournions vers une politique d'apartheid, de développement séparé, non pas des races comme jadis en Afrique du Sud, mais des deux rives.
Le "pour" est en effet destiné à faire de la rive sud une zone euro, une zone d'investissement, permettant sous prétexte d'accord économiques et culturels privilégiés de mettre à distance maîtrisée des amis si difficiles à gérer.
Car l'aide contrôlée est aussi synonyme de dépendance. C'est donc, en réalité, une Méditerranée "pour" l'Europe qui se profile ainsi : terrain de jeu économique culturellement pacifié, au moins religieusement sécurisé si ce n'est civilement sécularisé, disons un terrain de jeu sur lequel on aura, Inch'Allah, réussi à endiguer l'islamisme, ultime frayeur de l'Occident.
Le "pour", c'est le refus de se mélanger aussi ferme que la volonté de tirer profit. Derrière la rhétorique de l'amitié et des bonnes intentions, le flair de l'homme du désert Mouammar Kadhafi a clairement senti tout cela, lui qui lança rageusement : "Nous ne sommes ni des affamés ni des chiens pour qu'ils nous jettent des os."
Par Raphaël Liogier est professeur des universités à l'IEP d'Aix-en-Provence. Journal le Monde du 24 juin 2008

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