La capitale
phocéenne a besoin d'une organisation structurée pour conquérir le leadership
dont elle rêve en Méditerranée : les entreprises ne se sentent pas soutenues
par des élus qui, tous bords confondus, ne les aident guère à fluidifier des
relations dans une zone où la politique et le business sont très compliqués.
Marseille rêve.
Mais la réalité est têtue. Marseille n'est pas la « capitale » de la Méditerranée
qu'elle a trop souvent rêvé d'être. Pis : rien n'indique que les échanges
commerciaux entre la ville et le bassin méditerranéen sortiront un jour de la
douce somnolence dans laquelle ils vivent depuis des années.
Certes,
l'Italie et l'Espagne sont les deux premiers clients des Bouches-du-Rhône (27%
des exportations, dont les hydrocarbures et la chimie de Fos-sur-Mer
constituent la plus grande part), mais après c'est faible : les Bouches-du-Rhône
et Marseille exportent moins vers l'Algérie (5%) que vers l'Allemagne (6%) et à
peine autant vers la Tunisie (4%) que vers les États-Unis. Quant au Maroc, il
n'apparaît pas sur les écrans radar de la Direction générale des douanes ! Bref,
le Maghreb, bon an mal an, c'est moins de 12% des exportations des Bouches-du-Rhône
depuis belle lurette, et le « printemps arabe » n'y a encore rien changé.
À la décharge
de Marseille, les échanges entre les pays de l'Union européenne et ceux du
bassin méditerranéen chutent, lentement mais sûrement, depuis une quinzaine
d'années. Le processus de Barcelone de 1995 et les libéralisations tarifaires
n'ont pas eu l'effet escompté. N'empêche, comme le reconnaît Paul Bichat,
responsable des questions méditerranéennes à la CCI de Marseille, « il y a de
gros efforts à fournir pour améliorer le jeu collectif marseillais. Le Maghreb,
c'est évident, car c'est un peu le jardin de Marseille. Mais aussi avec les
pays du Levant avec lesquels nous avons des liens historiques et où le
potentiel de croissance peut être à 8% par an. Nous travaillons tous les jours
avec la chambre de commerce méditerranéenne : tout le monde y parle français,
tout le monde y travaille en français, et l'attente est grande vis-à-vis de
Marseille et de la France. Mais, il faut être honnête, le créneau se réduit de
plus en plus. Même souci qu'avec le Maghreb : ils attendent que Marseille leur
fasse des propositions et rien ne vient. »
Pas un seul
chef d'entreprise marseillais, pas un seul responsable consulaire, pas un seul économiste
ne dira le contraire : les élus doivent « s'y mettre » et faciliter les
relations dans une zone où la politique et le business sont extrêmement
compliqués. C'est la seule manière de maintenir des positions pour Marseille
dans ce bassin. « Combien de fois Jean-Claude Gaudin ou Jean-Noël Guérini se
rendent-ils de l'autre côté de la Méditerranée ? Une fois par an ? s'énerve
Karim Zeribi, le président de la Régie des transports de Marseille (également député
européen et futur candidat EELV à la mairie de Marseille). On ne dirige pas une
ville comme Marseille en restant dans son fauteuil ! Tous les mois, nous
devrions avoir une présence politique de Marseille de l'autre côté de la Méditerranée.
Si Marseille ne porte pas les choses, personne ne portera Marseille. »
« Il n'y a ni
cap politique, ni stratégie de conquête »
Karim Zeribi
est un élu écolo étonnant, préoccupé d'abord par le développement économique. Pas
franchement un adepte de la décroissance, mais un passionné qui apprécie peu de
voir les marchés algériens pris par la RATP alors que la RTM pourrait être la
mieux placée : « La RTM a 70 ans d'expérience. Ce dont nous souffrons, ce n'est
pas tellement de la concurrence de la RATP, de Transdev ou de Keolis, mais de
notre absence d'ambition méditerranéenne. Nous ne sommes pas accompagnés
politiquement. Tous les Algériens, Tunisiens et Marocains ont de la famille à Marseille.
Nous avons un préjugé favorable. Nous avons la plus grande université de France
avec Aix-Marseille - qui d'ailleurs s'est faite contre la volonté des
politiques -, et c'est là que devraient venir se former les étudiants maghrébins.
Nous sommes légitimes, mais il n'y a ni cap politique ni stratégie de conquête.
Cela n'intéresse pas le maire ni le président du conseil général. Ils préfèrent,
par pur clientélisme, développer des partenariats coûteux avec des pays qui ne
nous apporteront pas grand-chose alors que les Allemands, eux, sont sur les
marchés algériens. »
Le porte-conteneurs Jules Verne est l'un des plus gros au monde. Son
propriétaire, le groupe CMA CGM, est le 3e armateur mondial de transport
maritime en conteneurs et le premier français.
Le fondateur et PDG de la
compagnie, le franco-libanais Jacques Saadé, est un exemple de réussite à Marseille.
Pour Louis
Aloccio, vice-président de la CCI Marseille-Provence, né en Tunisie et qui a
fondé une entreprise d'édition de logiciels dans la cité phocéenne, « Marseille
a les atouts pour reconquérir sa place en Méditerranée, mais n'a aucune
organisation globale pour le faire. Quand je pense que l'on est toujours en
train de se battre avec les politiques pour créer une Métropole !... On n'est
vraiment pas aidés par les élus, tous ces petits chefs partout sur le
territoire des Bouches-du-Rhône faisant chacun son truc dans son coin. Certains
disent que si l'on additionnait ce que chacun dépense dans sa collectivité pour
l'attractivité ou le développement économique, les Bouches-du-Rhône auraient en
fait un budget équivalent à celui de Londres sur le sujet. C'est peut-être une
légende urbaine, mais beaucoup de chefs d'entreprise la croient véridique ! Ici,
on raisonne EPCI par EPCI [établissement public de coopération intercommunale,
ndlr], pour l'exportation, les transports ou le logement. Barcelone a moins de
potentiel que Marseille, mais la Catalogne a une stratégie et un marketing sans
comparaison ! »
Les marseillais
ne travaillent pas en réseau
Louis Aloccio
voit un avenir à Marseille comme plaque tournante des idées, du conseil et des
services en Méditerranée : « Les Méditerranéens nous voient plus puissants et
plus beaux que nous sommes, profitons-en. Marseille pourrait devenir le hub
entre la Méditerranée et l'Europe. Exactement comme Miami est devenu le hub
entre l'Amérique du Sud et du Nord. Toutes les nations sont à Marseille et ce
melting-pot est notre force. Par exemple, avec Mohamed Choucair, le président
libanais de la chambre de commerce méditerranéenne, je viens de concevoir pour 2014
le Salon de la Méditerranée de la franchise à Marseille. L'essentiel de la Méditerranée
se développe en effet autour des villes, or celles-ci ne connaissent pratiquement
pas la franchise, alors essayons d'être la plaque tournante de la franchise. » La
culture, l'enseignement, la formation : l'école de management Kedge (l'ex-Euromed
fondée par Pierre Bellon, le patron deSodexo) « réussit à ce point car elle a
marié l'enseignement du management anglo-saxon avec l'esprit oriental. Marseille
est européenne et orientale, jouons de cette force ».
« L'enjeu stratégique
pour Marseille est de devenir une des capitales politiques, économiques et
culturelles de la Méditerranée, explique le Marseillais Philippe de Fontaine-Vive,
vice-président de la BEI (Banque européenne d'investissement) et président de
l'Ocemo (Office de coopération économique pour la Méditerranée et l'Orient).Bien
avant le "printemps arabe", on s'est aperçu que les Marseillais ne
travaillaient pas en réseau. Marseille est pourtant la ville la plus
cosmopolite de la Méditerranée, tout le monde est chez nous et la plupart des Méditerranéens
préfèrent même venir discuter entre eux chez nous plutôt que de faire la même
chose chez eux ! Mais nos communautés ne savent même plus exploiter ces réseaux.
Prenez l'exemple de Jacques Saadé. Il est franco-libanais et sa réussite à Marseille
avec la CMA CGM est exceptionnelle. Mais j'ai toujours été étonné qu'elle n'ait
pas pollinisé, alors que son entreprise de transport maritime est un lien
formidable entre Malte, Marseille, le Liban, le golfe de Suez... Personne ne
s'est servi de cette réussite pour amener d'autres entreprises méditerranéennes.
On a vraiment besoin de quelqu'un qui prenne les clés, qui se comporte en maître
d'oeuvre et fasse travailler les gens ensemble. »
Marseille, une capitale européenne de la culture tournée vers la Méditerranée,
avec le Mucem, musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, comme
tête de proue.
La culture, étape
décisive de la reconquête
Marseille est
une ville de diasporas. Mais elle ne sait pas, ne veut pas utiliser cette force.
Aujourd'hui, elle tente le hub culturel : Marseille-Provence 2013 est une
capitale européenne de la culture totalement tournée vers la Méditerranée, avec
le superbe Mucem comme tête de proue, et la Villa Méditerranée juste à côté. Certes
les « cultureux », plutôt tournés vers l'alter-mondialisme, comme en témoigne
l'exposition phare « Méditerranées », n'ont pas forcément la même vision des
choses que les chefs d'entreprise qui, eux, baignent dans la mondialisation et
le maquis des diverses législations commerciales et douanières de la Méditerranée...
mais c'est une étape essentielle. Du hub culturel - du Mucem à Kedge, en
passant par l'université d'Aix-Marseille ou les partenariats sur l'école de la
deuxième chance avec le Maghreb - au hub de transports (l'aéroport s'agrandit
et se développe vers le Maghreb ou la Turquie ! ; le port, leader sur les
hydrocarbures, regagne des parts de marché sur les containers, mais pourrait
faire trois fois mieux), il y a un potentiel à Marseille. Mais toujours pas de
stratégie, pas de projet à l'échelle des enjeux. Si la Métropole votée par le
Parlement voit en plus son application sapée par les divers clans politiques
des Bouches-du-Rhône et si, en 2014, Marseille se signale aux yeux des Méditerranéens
par une explosion du Front national et un abstentionnisme record..., beaucoup
de chefs d'entreprise seront envahis d'une immense lassitude.
Un paradoxe
provençal
L'Italie et l'Espagne sont les deux premiers clients de
Marseille et des Bouches-du-Rhône (27% des exportations, dont les hydrocarbures
et la chimie de Fos-sur-Mer constituent la plus grande part), mais après c'est
faible : les Bouches-du-Rhône et Marseille exportent moins vers l'Algérie (5%) que
l'Allemagne (6%), et à peine autant vers la Tunisie (4%) que vers les États-Unis.
Par Jean Pierre
Gonguet - Source de l’article La Tribune
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