Les révolutions arabes ont-elles libéré la création artistique dans la région? En réalité, le mouvement, autant que son marché, ont précédé les révoltes sans y être forcément associés. L’exemple marocain en est la parfaite illustration.
Les artistes du monde arabe font-ils leur coming out à l’aune des révolutions, comme le suggère entre autre l’hebdomadaire Le Point?
Sans aucun doute, si l’on en croit leur percée lors de la 54e édition de la Biennale de Venise, qui se tient du 4 juin au 27 novembre 2011, et n'avait jamais accueilli autant d'artistes arabes. L’exposition «The Future of a Promise» en a réuni 22, du Maroc à l’Arabie saoudite. Un record. Parmi eux, des noms connus: Mona Hatoum, Kader Attia et Mounir Fatmi —d’autant mieux connus qu’ils vivent pour la plupart en Europe depuis des années.
Une mise en forme visuelle du politique
Longtemps, la plupart de ces artistes ont été absents des grands messes artistiques comme celle de Venise. Leurs œuvres ont été encore relativement peu montrées en Occident. Le soulèvement des populations dans le monde arabe contre les régimes en place n'est évidemment pas étranger à cette programmation.
Une des expositions les plus marquantes a été celle du vidéaste égyptienAhmed Basiouny. Il s'agissait de sa dernière œuvre réalisée en 2010, accompagnée des dernières images filmées lors de la révolution égyptienne. Basiouny a été tué par balles le 28 janvier, sur la place Tahrir, alors qu'il filmait les manifestations.
La mappemonde lumineuse tournant à une allure folle abrasant les contours géographiques des continents et des États de l’Algérien Fayçal Baghriche a elle aussi donné le ton des désirs de liberté dans la région; une mise en forme visuelle du politique.
Les événements qui traversent le monde arabe ont d’abord trouvé leur écho à Dubaï. Pourtant, Les Printemps Perdus, une installation du Marocain Mounir Fatmi et réalisée pour la galerie française Hussenot, n’a pas été du goût des commissaires de la 5e foire Art Dubaï (16-19 mars 2011), qui ont décidé de la censurer pour son caractère jugé subversif. 22 drapeaux des pays de la ligue arabe alignés face à un mur, et, parmi eux, les étendards égyptien et tunisien fixés à… un balai.
«L’installation laisse entendre son caractère évolutif, c’est probablement ce qui n’a pas plu aux organisateurs», explique son concepteur.
Et comment! Un «work in progress» qui adhère à la théorie des dominos, oracle de la chute inéluctable des dictateurs depuis la gifle fatidique donnée àBouazizi, le marchand ambulant tunisien.
Finalement, l’artiste a préféré montrer l'installation délestée de ces chausse-trappes plutôt que la voir retirée. Dommage, le rajout de l’époussette libyenne aurait confirmé la pertinence de son propos, comme le font les loadsnumériques vus sur Internet à chaque chargement d’une révolution en cours.
Des œuvres prémonitoires?
Installations, photos, vidéos, peintures… À l’instar de tous les artistes, ceux du monde arabe se saisissent de tous les modes d’expression de l’art actuel. Une mondialisation qui n’oblitère pas pour autant des références persistantes à des allégories identitaires, de civilisation ou traitant des aspects de leur vécu et de leur environnement social et politique (calligraphies arabes, femmes voilées, terrorisme islamiste, conflit israélo-palestinien, etc.)
Leur diffusion a en réalité précédé le «printemps arabe». Depuis une dizaine d’années, leurs œuvres ont parfois annoncé, voire préparé les révolutions en cours, au-delà du surgissement de l’expression immédiate d’un street art aux graffitis contestataires, comme on l’a vu par exemple dans les rues de Tunisou du Caire.
La scène arabe émergente trouve-t-elle pour autant toute sa place dans un marché international où les collectionneurs sont exigeants et rétifs à tout effet de mode, aussi historique soit-il?
L’intérêt de maisons de vente comme Sotheby’s pour l’art contemporain arabe a démarré dès 2006. A Londres, lieu phare de ce marché, tous les ans, la vacation d’octobre attire chaque année de plus en plus de collectionneurs et l’on retiendra que la maison fut la première à proposer il y a quatre ans Mounir Fatmi, avec son Save Manhattan alors adjugé plus de 12.000 euros. Il est vrai que l’œuvre faisant référence au 11-septembre et au Coran avait de quoi séduire, dans un contexte de débat frictionnel autour de la sempiternelle idée du choc des civilisations chère à Huntington. Inutile de se demander si l’œuvre aurait pu être présentée en terre officiellement arabe et musulmane…
«Utiliser les expressions "art arabe" ou "art musulman", même si l’on hésite un peu, ça fait vendre. Ces catégories sont portées par le marché, même si elles ne veulent pas dire grand-chose. Il y a bien des artistes vivants qui sont de culture arabe ou musulmane, mais ce n’est pas ça qui détermine leur travail. Il n’existe aucun critère permettant de regrouper des artistes sous un même qualificatif. Ces catégories sont inopérantes d’un point de vue esthétique», corrige Véronique Rieffel, directrice de l'Institut des cultures d'Islam, à Paris, dans Jeune Afrique.
L’exemple marocain, en marge des révoltes
L’exemple marocain, méconnu, est significatif. Son marché existe depuis longtemps, ses artistes les plus talentueux ont trouvé place au soleil et pourtant point de véritable révolution politique, sauf s’il faut reconnaître que la société a arraché sa prise de parole depuis au moins quinze ans dans la presse, la musique, le théâtre —avec les conséquences que l’on connaît.
Au Maroc, le marché de l’art est estimé à 50 millions d’euros par an. Ce n’est pas rien pour un pays qui traînasse dans les indices de développement humain, si ce n’est que la fracture sociale est un gouffre béant…Un marché certes encore balbutiant, mais qui semble sortir d’une longue léthargie, tant ce placement rapporte, malgré des restrictions administratives et fiscales à l'exportation. En témoignent les ventes exceptionnelles d’artistes locaux et le succès incontestable de certaines manifestations comme Marrakech Art Fair, dont la seconde édition est programmée pour le 30 septembre.
Il faut dire que ce business —car il faut l’avouer, c’est surtout un business— bénéficie de l’intérêt du roi Mohammed VI pour l’art et la peinture en particulier, ainsi que du nouveau dynamisme des maisons de ventes aux enchères et de l’attrait toujours grandissant des institutionnels et d’un certain nombre de collectionneurs privés qui osent sortir des sentiers battus.
Ce qui démontre avant tout qu’en période d’incertitude, l’art comme l’or est, comme partout ailleurs, perçu comme un placement de confiance. Reste à savoir si ce succès au Maroc et dans le monde arabe est représentatif d’un phénomène plutôt élitiste et exigu, qui plus est, faut-il le rappeler, pâtit des effets de la crise financière mondiale.
Un état de fait assez partagé. Les meilleurs «auctionneurs» proposent des œuvres exceptionnelles, des valeurs sûres, dont la rareté et la provenance ont assuré le succès de certaines ventes et permis des plus-values sur leur valeur estimée, ce qui n’est pas le fait de toutes les transactions qui se font trop souvent dans des conditions opaques.
En période de morosité, la motivation principale des acheteurs est la crainte de voir passer pour la dernière fois sur le marché des lots de qualité. Depuis le début des années 2000, les toiles marocaines les plus prisées ont vu leur cote multipliée presque dix fois, comme l’atteste Artprice, la banque de données sur la cotation et les indices de l'art.
La meilleure cote atteignait péniblement les 10.000 euros il y a moins d’une dizaine d’années, y compris pour les signatures prestigieuses. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des œuvres atteindre les 100.000 euros, voire davantage pour les plus prisées.
Une embellie pas si révolutionnaire
Mais attention, une fois de plus, le cas marocain n’est pas à mettre en perspective avec les événements politiques qui agitent le monde arabe, comme d’ailleurs, à une autre échelle, il n’y a aucune corrélation entre les révolutions et l’intérêt des riches émirats du Golfe pour l’art arabe, si ce n’est de faire grimper la cote des artistes, contestataires ou pas.
Si la censure de l’œuvre de Fatmi à Dubaï le prouve (on imaginait mal en effet les Émirs faire la promotion d’idées révolutionnaires), il est certain qu’elle le ferait tout autant au royaume chérifien. Ce n’est d’ailleurs pas la Tunisie ou l’Égypte qui sont les invités d’honneur de la Marrakech Art Fair cette année mais la Turquie, et la thématique d’un monde arabe en ébullition n’est pas particulièrement mise en exergue. Évidemment.
Ce n’est pas non plus le fait d’une supposée ouverture politique favorable à la culture en général. Le budget de l’État dans ce domaine est dérisoire, les soutiens publics quasi inexistants, préférant miser à coups de millions d’euros sur les grands shows de divertissement comme le Festival de musique Mawâzine que d’offrir au public et aux artistes des espaces et des moyens d’expression.
Le musée d’art contemporain de Rabat peine à sortir de terre sur fond de polémique (sa conception controversée a été confiée à l’architecte du roi dans des conditions contestées), alors qu’on annonce déjà —tout le monde en est fier ce faisant— la mise en chantier de salles de spectacles de prestige signées par de sommités internationales comme Zaha Hadid dans la capitale et Christian de Portzampac à Casablanca.
L’art est malheureusement toujours vu comme potentiellement nihiliste et il serait étonnant d’y assister par exemple à des représentations de la troupe Dabateatr, véritable laboratoire de l’expression théâtrale du Maroc d’aujourd’hui, confinée comme la peste dans les dépendances de l’Institut français de Rabat. Et, bien évidemment, contre tous ses censeurs, cette expérience fait salle comble à chaque représentation.
Tordons ainsi le cou encore une fois à la supposée «exception marocaine». L’art libéré des contraintes n’est pas encore le fait du Maroc, révolution, évolution ou pas. C’est un signe.
Par Ali Amar - Source de l'article Slate Afrique
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire