Nord et Sud doivent développer une politique commune audacieuse qui repose plus sur le dynamisme du secteur privé et des sociétés civiles, plaident Karim Amellal et Alexandre Kateb.
Cette Méditerranée qui a tant nourri notre histoire, façonné nos identités et irrigué nos cultures, nous ne la voyons aujourd’hui le plus souvent qu’à travers la tragédie migratoire et le drame du terrorisme. Cimetière d’espoirs ou abîme de craintes. Or qu’est-ce que la Méditerranée ? « Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres », répondait l’historien Fernand Braudel.
Puissance européenne possédant de larges façades maritimes, la France conduit depuis plusieurs décennies une « politique méditerranéenne ». Cette politique traditionnelle, encore marquée par son passé colonial, a été bousculée par les « révolutions arabes ». Le partenariat de Deauville promu par la France en juin 2011, en réponse à ces événements, n’a pas tenu ses promesses. La calamiteuse intervention militaire en Libye en 2011 et la guerre en Syrie, où la France a été au bout du compte marginalisée, ont entraîné un repli vers le flanc occidental du Bassin méditerranéen. L’enlisement de l’Union pour la Méditerranée (UPM), lancée par le président Nicolas Sarkozy en 2007, a entériné l’échec d’une politique qui s’est brisée sur le conflit israélo-palestinien, un projet trop large et finalement trop flou, et les errements de l’Union européenne, traumatisée par la « crise migratoire ».
Atouts considérables encore peu exploités
C’est pourquoi la volonté du président Emmanuel Macron de donner un nouveau souffle à cette politique méditerranéenne constitue une opportunité dont il y a tout lieu de se réjouir. Annoncée lors de la conférence des ambassadeurs qui s’est tenue le 27 août 2018, cette relance pourrait voir un début de concrétisation lors du Sommet des deux rives qui se réunira en juin à Marseille dans le cadre d’un format resserré, dit « 5+5 », réunissant la France, l’Italie, l’Espagne, Malte, le Portugal, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, la Libye et la Mauritanie qui a produit des résultats sur les questions de sécurité et sur la « crise migratoire ».
La réduction du périmètre de coopération à la Méditerranée occidentale, où les échanges sont les plus intenses et les plus essentiels pour la France et pour ses voisins immédiats, permet de valoriser des atouts considérables, mais encore peu exploités.
On peut d’abord souligner l’existence d’un marché de 100 millions de consommateurs sur la rive Sud, dont le niveau de vie s’élève continûment. Réduire le Maghreb à un seul marché pour les produits européens serait toutefois un contresens historique. Ces peuples liés de longue date au continent européen aspirent au développement et souhaitent que leurs partenaires du Nord les accompagnent par des investissements productifs et par de véritables transferts technologiques.
A contrario, des groupes industriels du Sud peuvent venir revivifier certains territoires et friches industrielles en Europe, à l’instar du groupe Cevital, dont le président Issad Rebrab a déjà investi dans des entreprises françaises en difficulté, comme Brandt en 2014 par exemple. La multiplication de ces investissements et partenariats croisés permettra de mieux arrimer l’une à l’autre ces deux rives de la Méditerranée dans un processus mutuellement bénéfique.
Emmanuel Macron a exprimé la volonté que les sociétés civiles soient pleinement associées à cette politique méditerranéenne en construction dans le cadre du « 5+5 ». Pour le président français, il convient de « refonder une politique méditerranéenne plus inclusive qui est aussi sans doute l’une des conditions à la reconsolidation du Maghreb ». Cette volonté de parier sur les sociétés civiles s’impose à double titre. D’abord parce que la situation géopolitique née des « printemps arabes » a fortement accru la nécessité d’accompagner les transitions à l’œuvre dans les pays de la rive Sud, en les fixant à l’espace économique européen. Ensuite, parce que les sociétés civiles, peut-être même davantage que les Etats, jouent désormais un rôle structurant dans ces processus de transition. Pour autant, inclure les sociétés civiles – c’est-à-dire le secteur privé, les associations, les experts, les mouvements citoyens, etc. – comporte plusieurs risques, que l’échec de l’UPM a mis en lumière. Risque d’inefficacité, en misant sur de grands projets sans principe d’action clair, notamment en matière de financement et de suivi. Risque de contre-productivité, en abîmant des relations bilatérales fortes dans une enceinte collective paralysée par les traditionnelles rivalités entre Etats.
Création d’un G10
Afin de surmonter ces risques, il convient peut-être, d’abord, de définir quelques principes partagés : le respect de la souveraineté des Etats, l’intérêt commun méditerranéen – les projets devant systématiquement associer les pays de la rive Nord et ceux de la rive Sud dans le cadre d’un G10 évoqué par le ministre marocain des affaires étrangères, Nasser Bourita – et, enfin, la solidarité entre deux ensembles de développement inégal. Comme l’a souligné le président tunisien Béji Caïd Essebsi : « En nous aidant, vous vous aidez vous-mêmes. »
Il importe également de se doter d’une méthode de travail efficace et consensuelle. La logique des grands projets promue dans le cadre de l’UPM a montré ses limites, peut-être à cause du décalage initial entre de très vastes ambitions et des capacités d’exécution réduites, mais aussi en raison du manque d’appariement entre les capitaux disponibles et les projets rentables. C’est pourquoi il semble plus pertinent de substituer à la logique des « grands projets » initiés en haut lieu une approche plus participative et inclusive fondée sur l’essaimage des bonnes pratiques, adossée à des mécanismes innovants de financement et de suivi. En outre, au niveau politique, une plus grande attention devrait être apportée à la mise à niveau des capacités des acteurs publics et privés de la rive Sud. Concrètement, cela voudrait dire : définir des grandes thématiques d’intérêt méditerranéen, puis laisser les acteurs de la société civile se mobiliser et garantir aux meilleurs projets un financement mixte public-privé.
Le niveau pertinent pour mettre en œuvre cette politique participative et inclusive est sans doute celui des grandes métropoles urbaines, beaucoup plus agiles que les Etats. Au Nord, des villes comme Marseille et Barcelone, mais aussi La Valette, sont à l’avant-garde de ce mouvement. Au Sud, le développement de métropoles émergentes comme Tanger, Oran et Bizerte est intimement lié aux échanges entre les deux rives. C’est pourquoi il pourrait être opportun de créer un réseau des villes intelligentes (smart cities) en connectant les grands centres économiques et culturels de la Méditerranée et en mettant l’innovation et la jeunesse au cœur de cette coopération décentralisée.
Les Etats quant à eux seraient chargés de veiller, via le comité de suivi, à la pertinence des projets au regard de l’intérêt méditerranéen, au respect des délais de mise en œuvre ou encore à la garantie financière nécessaire. Ils pourraient aussi porter ou faciliter, sur le volet régalien, des projets communs, non dispendieux, comme la création d’un « pass formation » sur certaines compétences valables dans l’ensemble de l’espace concerné ou la mise en place d’une université de la Méditerranée répartie sur plusieurs campus (rive Nord et rive Sud) centrées sur les enjeux méditerranéens. L’objectif pourrait ainsi être de favoriser l’investissement dans le capital humain, l’innovation et la jeunesse, et d’accroître le rendement social de cet investissement en le valorisant à travers un réseau d’incubateurs et d’accélérateurs de start-up.
Creuset des civilisations anciennes d’Orient et d’Occident, notre mer commune, mare nostrum, ne peut se résumer au décompte macabre des noyés de la migration ou aux rivalités picrocholines entre Etats. Les peuples méditerranéens méritent mieux que cela. Et il est plus que jamais temps, en ces heures où grondent les nationalismes, de réaffirmer que, par de-là les différences, par-delà les moments sombres de l’Histoire, Européens du Sud et Africains du Nord ont sûrement mieux à partager que la haine et le ressentiment.
Par Karim Amellal (auteur et enseignant à Sciences Po), et Alexandre Kateb, (économiste et enseignant à Sciences Po). Source de l'article
Le Monde