Le dernier bilan du naufrage au large de Lampedusa, le 3 octobre dernier, fait état de 366 morts, pour la plupart des Erythréens.
Des hommes, des femmes et des enfants qui tentaient de passer clandestinement en Italie à partir des côtes libyennes. Comment éviter que ce drame se reproduise ?
Vendredi 25 octobre à Bruxelles, les vingt-huit chefs d'Etat et de gouvernement européens n'ont pas été capables de trouver une réponse et ont renvoyé le problème au mois de juin. Le président de la Fondation Robert Schuman, Jean-Dominique Giuliani, propose des solutions.
RFI : Après le drame du 3 octobre au large de Lampedusa, vous dîtes que « la compassion ne suffit pas »...
Jean-Dominique Giuliani : J’ai peur qu’une fois encore nous, Européens, nous nous donnions bonne conscience en accroissant les moyens communs que nous mettons à la disposition de l’agence Frontex, chargée de surveiller nos frontières, sans regarder toute la difficulté du problème de l’immigration clandestine dans sa profondeur. Elle concerne à la fois les pays de départ des clandestins, les pays de transit dont certains sont des Etats qui n’ont pas les moyens de lutter contre les clandestins et tous les mafieux qui tournent autour de ce trafic d’êtres humains. On doit commencer par sécuriser les frontières extérieures des pays de départ pour éviter au moins la clandestinité.
Pour éviter les « bateaux-suicide » ?
Oui, et le trafic qu’il y a autour d’eux. Et je pense que nous devrions davantage, avec nos partenaires africains - y compris d’Afrique du Nord où il y a des Etats faillis comme aujourd’hui la Libye - concentrer notre aide pour leur proposer de régler le problème sur le terrain, ensemble.
On dénombre près de 20 000 morts en 20 ans...
20 000 morts en 20 ans, c’est moralement inacceptable, on ne peut pas se contenter de protéger davantage nos frontières.
Vous dites que le renforcement de l’agence Frontex, comme le propose la Commission européenne, c’est une fausse solution. Pourquoi ?
En mer, il y a un principe absolu qui est confirmé par le droit de la mer, qui est un principe juridique mais qui est aussi une pratique des marins, c’est l’assistance à personne en détresse. Les trafiquants qui organisent l’immigration clandestine n’hésitent pas à envoyer leurs « clients » sur des bateaux proches de sombrer. Et lorsqu’ils s’approchent des côtes européennes, généralement ou leurs bateaux coulent ou ils se sabordent eux-mêmes pour être recueillis par ceux qui surveillent la frontière européenne.
Donc renforcer les moyens de Frontex, c’est encourager les flux de cette immigration clandestine alors qu’on ferait mieux d’organiser des filières officielles plus respectueuses des droits des demandeurs d’asile. C’est au point de départ qu’il faut agir avec les pays concernés.
Le président du Conseil italien, Enrico Letta, propose une opération militaro-humanitaire. De quoi s’agit-il ?
Il a pris conscience qu’une opération de type Frontex ne suffirait pas et qu’il faut engager tous les moyens : la marine pour aller au loin, la police pour rester proche et l’administration qui fonctionne pour traiter les demandeurs d’asile de manière correcte.
Vous allez plus loin, vous proposez la mise en place de patrouilles maritimes communes avec les « pays passoires » ?
En Libye et en Tunisie, nous devrions proposer cela, à ces Etats que nous aidons beaucoup au niveau européen - 300 millions d’euros pour la Tunisie selon l’Union européenne. Il faut leur proposer de coopérer. S’ils ne le veulent pas, il faut être un peu directif. Parce que les exemples existent en Afrique et y compris en Afrique du Nord - l’Algérie, le Maroc, d’autres Etats de point de départ comme le Sénégal - qui ont fait des efforts considérables. Il faut les aider, il faut former leur personnel, il faut leur donner des moyens financiers, surtout si les vies sont en cause.
Faut-il conditionner l’aide de l’Europe à ces pays ?
Je crois que oui. C’est un problème universel.
Vous révélez que la mission européenne envoyée en Libye pour sécuriser ses frontières, la mission Eubam (Europe Border Assistance Mission), est bloquée dans un hôtel de Tripoli depuis plusieurs mois.
Parce que les critères européens sont extrêmement stricts : sécurité du personnel, appels d’offres pour se doter de moyens, participation des autorités locales… Les fonctionnaires, dirigés par un Finlandais, qui sont en Libye, sont coincés en quelque sorte et ne peuvent pas se déployer sur le terrain. Malgré toute la volonté de l’Union européenne, sur le terrain ça ne suit pas.
Donc les patrouilles communes entre l’Europe et la Libye ou la Tunisie, ça ne marchera pas non plus ?
Cela peut marcher, à condition qu’on charge quelques Etats qui savent faire - en fait les Etats concernés, c’est-à-dire l’Italie, l’Espagne l’a fait avec le Maroc, la France, Malte, la Grèce - de proposer à leurs voisins de travailler ensemble. Je ne vois pas qui peut le refuser.
Ainsi faut-il court-circuiter Bruxelles ?
Non! Il faut demander seulement de venir en appui, notamment avec des moyens financiers et matériels et charger un groupe d’Etats, c’est souvent comme ça que ça marche.
Parce que Bruxelles est un « grand machin » ?
L’administration européenne n’est pas une administration d’exécution.
Toutes les solutions que vous proposez sont des solutions de fermeté mais « l’Europe forteresse », n’est-ce pas une illusion ?
Tout à fait, c’est une illusion. Je propose seulement la clarté en réalité. Je ne suis pas hostile à une certaine immigration, je pense seulement qu’il faut éviter que les gens mettent leurs vies en péril, celles de leurs familles, lorsqu’ils décident - ce qui est déjà un drame - de quitter leurs pays.
Les élections européennes sont dans quelques mois, au printemps 2014, est-ce que Lampedusa pèsera sur le résultat de ces élections ?
Je suis assez inquiet sur la récupération par toute une série d’extrémistes de la thématique de l’immigration. D’abord parce qu’il y a une vraie exaspération dans une partie de la population partout en Europe, deuxièmement parce que des solutions simplistes ou celles qui donnent bonne conscience sont toujours celles qu’on met en avant dans les débats publics et je redoute un peu cette échéance.
Je crois que Lampedusa pèsera. Certains vont agiter le spectre d’une immigration déferlant sur l’Europe. Quand on regarde les chiffres, ce n’est pas la réalité. C’est vrai que nous sommes devenus le premier continent d’immigration mais c’est vrai aussi que notre population vieillit plus vite que les autres et donc nous avons besoin d’immigration. Il faut au moins en prendre conscience et l’assumer. Deuxièmement il faut prendre les moyens pour qu’elle se passe correctement.
Par Christophe Boisbouvier - Source de l'article RFI
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