Un balcon sur la Méditerranée

Quoi de plus surprenant, de plus émouvant qu’un printemps tardif ? La soudaineté et la souveraineté du réveil des peuples arabes contrastent avec l’apathie citoyenne qu’on leur prêtait. Comme l’improbable semble soudain léger, évident ! Rappelons-nous la joyeuse stupeur provoquée par la chute du communisme, quand la galaxie soviétique semblait congelée dans une sorte d’éternité froide.
C’est toujours après coup que, telle madame Irma, on prédit l’avenir. Le coup d’État populaire en lieu et place de la répression policière : bon sang, mais c’est bien sûr ! L’apparente facilité du changement a pourtant surpris les officines renseignées comme les experts patentés. Nul ne peut encore discerner le devenir réel des révolutions tunisienne ou égyptienne, entre islamisme et sécularisme, entre invention d’une société civile et réinvention d’un complexe militaro-économique.

Reste que frappe, comme à l’époque où l’on vit Berlin, Prague, Bucarest, Varsovie se libérer, la timidité de la vieille Europe. On éprouve une certaine gêne à se rappeler l’opposition de Mitterrand et de Thatcher à la réunification de l’Allemagne. Qu’a-t-on entendu cette fois-ci à Paris et à Bruxelles, à Londres ou à Berlin ? Pas grand-chose. L’Europe – celle des États, comme celle de l’Union – n’a pas grand-chose à dire. L’embarras de nos dirigeants saute aux yeux. C’est pourtant maintenant qu’il faudrait lancer l’Union pour la Méditerranée, cette chose sans forme voulue naguère par Nicolas Sarkozy, dont le vice-président fut Hosni Moubarak, et qui fit un gros plouf dans la Grande Bleue. Maintenant ! Comme au temps de Jacques Delors, on projeta l’Union européenne de l’autre côté de l’ex-rideau de fer. Mare ­Nostrum, notre mer. Pas besoin d’être latiniste pour savoir cela.

De plus en plus souvent, nous donnons le sentiment d’être au balcon d’un monde proche, un monde neuf, merveilleux, dangereux. Pourtant, la France et la Grande-Bretagne disposent d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’Onu ; quant à l’Allemagne, elle demeure la quatrième économie mondiale. Mais cette puissance, nous la devinons en partie résiduelle, déclinante et recroquevillée, et c’est peut-être pourquoi elle semble parfois nous encombrer. Cette planète où naît une kyrielle de pouvoirs nouveaux, nous ne savons guère comment l’appréhender, quand il faudrait sans naïveté l’accueillir – j’allais dire, dans la perspective propre à l’espérance judéo-chrétienne, l’en-visager.

Au lieu de cela, que voit-on ? Nous nous affolons parce que 5 000 Tunisiens arrivent d’un coup à Lampedusa, comme traversèrent soudain les Albanais miséreux, débarrassés d’Enver Hodja. Nous ne savons pas dire qu’il est déstabilisant mais d’abord réjouissant de voir la liberté prendre corps. Trop de choses nous encombrent. Nos compromissions nécessaires avec des régimes iniques. Une identité française et européenne en plein trouble, entre populismes et reniements de soi. Le vieil­lissement de nos pays, quand ailleurs bouillonne la jeunesse. Cette peur d’être digérés bientôt par les affamés. Le caractère repu de notre démocratie. Et, plus encore que tout, le relativisme : maladie culturelle qui nous fait penser que la liberté et la vérité ne sont pas bonnes pour tous. Il fallait les Égyptiens pour nous inciter à nous réveiller de notre torpeur. Merci à eux, qui croient au futur.
Par Jean-Pierre Denis - LaVie.fr - le 17 février 2011
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