Depuis 1994, les rencontres d’Averroès ne cessent de remuer les profondeurs de la Méditerranée pour déterrer cette mémoire commune riche en référents pouvant servir aujourd’hui de socle à la construction d’un espace ouvert et plus apaisé.
Agitée en permanence à cause des tensions politiques et des conflits violents, la Méditerranée ne cesse de s’interroger sur sa vocation et son devenir. Sa position géostratégique et les clivages qui caractérisent les pays riverains appellent à des projets et des initiatives politiques institutionnelles qui souvent font naufrage.
Cela n’empêche pas l’émergence d’une pensée nouvelle portée par des sociétés civiles. C’est le cas des Rencontres d’Averroès – haut lieu de débat et de réflexion sur cet espace stratégique – qui s’emploient depuis vingt ans à penser autrement la Méditerranée.
Organisée par la dynamique équipe d’Espace culture Marseille, en fin novembre, la 20e édition des Rencontres d’Averroès revêtait d’un caractère particulier, tant l’actualité méditerranéenne est dense, les soubresauts des révolutions arabes, la crise économique qui dynamite l’Europe, les replis identitaires et surtout le conflit du Moyen-Orient.
Autant de questions auxquelles une brochette de penseurs des deux rives se sont attelés à répondre lors de cinq tables rondes, débattant avec toute la sérénité qu’exige la situation. Et pour mieux saisir l’espace méditerranéen dans toute sa complexité, il fallait remonter les chemins de l’histoire pour déterrer les questions des «mémoires» et de la «transmission des héritages culturels».
Une tâche qui échoua au philosophe et médiéviste Alain de Libéra, qui dans une conférence magistrale intitulée «Athènes, Cordoue, Jérusalem : héritage partagé ou déni ?», a battu en brèche l’idée selon laquelle «l’Europe est purifiée et dont le seul héritage serait Athènes». «L’héritage andalou fait pleinement partie de la conscience occidentale», plaide-t-il.
Prenant le contre-pied du discours dominant en Europe et particulièrement en France, le philosophe défend ardemment «le transfert culturel qui s’est produit au moyen-âge. Au XIIe siècle, quelque chose d’essentiel, pour l’Europe, a transité d’Orient en Occident par la traduction et des transmissions. L’université médiévale, qui reste la matrice des institutions modernes, est le point d’aboutissement en Europe du mouvement de translation opéré dans le monde méditerranéen, d’Alexandrie à Baghdad, de Baghdad à Damas, de Damas à Cordoue, de Cordoue à Tolède puis à Paris». Une conférence suivie d’un grand moment de débat animé par les éminents professeurs que sont Ali Benmakhlouf, Barbara Cassin, Joseph Chetrit et José Antonio Gonzalez Alcantud, qui ont évoqué, tour à tour, les multiples facettes iden
titaires, culturelles, civilisationnelles et philosophiques qui ont fait la grandeur de la Méditerranée.
«Paix impossible ou/et guerre improbable?»
Pour le professeur d’histoire à l’université d’Istanbul, Edhem Eldem, la cohérence de cet espace «reposait sur l’intégralité et l’exclusion dès le XIXe siècle. Aujourd’hui, elle est devenue une frontière absolue, une sorte de gouffre infranchissable. Elle ne partage plus, elle divise. Ce nouveau hiatus n’est plus seulement politique et économique, mais aussi idéologique et culturel».
Plus critique encore de ce qu’est devenue la Méditerranée, Edhem Eldem, qui a animé la seconde table ronde des Rencontres, estime que la Grande bleue «semble avoir perdu les moyens de s’ériger en espace et en discours cohérents pour contrer la dérive dont nous sommes témoins». «Son poids réel, à l’échelle globale, est devenu on ne peut plus marginal», lance-t-il.
Un moment vif des Rencontres a réuni Gilbert Achcar, Hamit Bozarslan, Denis Charbit et Salam Kawakib autour d’une table ronde pour débattre de l’histoire mouvementée qui agite particulièrement le monde arabe, à la faveur des insurrections qui ont fait chuter des régimes qui longtemps ont été des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs occidentaux. Si le professeur de l’université de Haïfa, Denis Charbit, estime que «les révolutions arabes doivent amener le monde arabe à revoir sa perception vis-à-vis du conflit israélo-palestinien», le professeur Gilbert Achcar, lui, juge inversement que «c’est à Israël de revoir sa politique et que c’est elle qui bloque la résolution du conflit du Moyen-Orient en empêchant l’émergence d’une solution possible».
Les révolutions arabes ont également permis à la question du rapport complexe entre femmes et hommes de refaire surface. Révolution dans une révolution. Ce rapport fait de domination a été ébranlé à l’occasion de révolutions arabes, où les femmes se sont emparées des espaces publics en investissant le champ politique et social. Paul Amar, Yalda Younès et Pinar Selek (figure emblématique du combat féministe en Turquie) ont démontré comment les femmes ont fait bouger les lignes, non sans difficultés, dans les sociétés arabes. Désormais, l’histoire ne peut s’écrire sans les femmes dans cette région et également en Europe, où toutes les formes d’obscurantisme et de domination résistent fortement au changement.
Arts contre frontières
Face aux miradors qui s’érigent, empêchant le jaillissement d’un espace méditerranéen commun, la création artistique apparaît comme un désir puissant qui brise les enfermements et les replis identitaires ou religieux.
Ne reconnaissant ni frontière ni «nationalité», l’art voyage sans visa parle et interpelle tout le monde. Et c’est aussi par l’invention artistique que se fabrique une diversité méditerranéenne.
Mustapha Benfodil, Hassan Darsi et Mario Rizzi, des Méditerranéens convaincus, ont aussi apporté leur «folie artistique» aux Rencontres d’Averroès, qui prennent la forme d’une université populaire avec un public nombreux et surtout attentif. Obstinés à renverser l’ordre des choses, ils déclinent, tel un commando, leur mode opératoire pour se réapproprier l’espace public, se réapproprier l’espace méditerranéen pour en faire un lieu où se réalisent les rêves les plus fous.
C’est sans doute par l’invention artistique, qui met le pied dans le plat des politiques, que le désir méditerranéen se construit.
Les peuples y croient profondément, pour peu que cela se fasse contre toutes les formes d’hégémonie.
Par Hacen Ouali - Source de l'article El Watan
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