En Egypte, en Tunisie, au Maroc, les islamistes arrivent ou sont arrivés au pouvoir. Sont-ils porteurs de changements économiques ? Quels sont leurs programmes et à quoi s'attendent les investisseurs ? De l'ouest à l'est, le rôle et les marges de manoeuvre des islamistes sont assez différents.
En Tunisie, c'est une révolution qui a porté au pouvoir le parti Ennahda (Renaissance), une formation islamiste qui quoique dominante devra gouverner en coalition avec deux autres partis non islamistes (le Congrès pour la République et Ettakatol).
Au Maroc c'est le roi Mohammed VI qui a chargé Abdelilah Benkirane, secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), de former le gouvernement également en coalition et sous la houlette du monarque.
L'Egypte enfin, neuf mois après l'éviction de Moubarak, est peut-être en train de vivre sa deuxième révolution. La première des trois phases des législatives, étalées jusqu'à la mi-janvier, vient d'accorder une large victoire au mouvement des Frères musulmans - représenté par le Parti de la liberté et de la justice - ainsi qu'aux salafistes, tenants d'un islam ultra-rigoriste, emmenés par le parti Al-Nour, devenu la deuxième force politique d'Egypte.
Poids du tourisme
Economiquement tournés vers l'Europe, les trois pays ont en commun l'important poids du tourisme bien sûr (autour de 16% du produit intérieur brut, PIB), mais surtout une très forte demande sociale à l'origine des changements politiques de 2011.
L'enjeu des nouveaux gouvernements sera donc de redresser l'économie pour répondre à ces attentes.
Globalement, les programmes économiques des islamistes sont assez flous, hormis leur volonté commune de rassurer les investisseurs étrangers et de moraliser l'économie. Ils laissent présager un changement sans profond changement économique.
En Egypte, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), créé par les frères musulmans, reprend sans programme précis le discours de la confrérie : volonté d'abolir la finance fondée sur la spéculation, les intérêts, la corruption ; volonté de voir émerger un système islamique qui repose sur l'économie réelle et mettrait fin aux inégalités croissantes.
L'expert économique du PLJ, Abdel Hafez Saoui, invité d'une émission de télévision sur Al Mehwar TV, indiquait le 7 décembre que le programme du parti prévoit la création d'institutions liés au Zakat (aumône musulmane), séparées des institutions récoltant et distribuant l'impôt. " Car l'impôt profite aux riches et aux pauvres simultanément, alors que seuls les pauvres bénéficient de la Zakat. Il faut essayer d'amener l'institution du Zakat à devenir un outil de développement. " Il prend exemple sur l'expérience de la Malaisie, tout en voulant rassurer la population sur le respect de la propriété privée. " Un programme pas très clair ", estime l'économiste égyptien Mahmoud Abdel Fadil.
De son côté le parti salafiste Al-Nour qui prône l'application de la charia et une adoption plus large des banques islamiques, " indique vouloir augmenter les recettes touristiques ", rapporte Samir Aïta, président du Cercle des économistes arabes. " Notre parti ne veut pas faire perdre du temps au Parlement dans des questions liées à la doctrine religieuse, alors qu'il y a dans le pays des questions vitales ; comme la possibilité d'un effondrement de l'économie, les dettes publiques, le déficit budgétaire et le tourisme qui est dans une situation catastrophique et qui nécessite une reprogrammation et une refonte totale ", déclarait ainsi, mercredi 7 décembre, le porte-parole du parti salafiste Al Nour, Mohammad Nour.
" Alors que la situation économique est sérieuse, avec une baisse notable du tourisme, principale " rente " avant le pétrole, un fort déficit budgétaire et une baisse substantielle des réserves de change, le débat économique reste très pollué par la rhétorique électorale ", indique Samir Aïta.
Les plus clairs sur leur programme sont les islamistes tunisiens. La compétence économique du parti de Rached Ghannouchi est reconnue. La victoire d'Ennahda a d'ailleurs été bien accueillie par les milieux d'affaires.
Rassurer les investisseurs est le premier souci des islamistes. " Nous sommes pour une économie libérale, qui favorise l'initiative privée. Le rôle de l'Etat doit être celui d'un régulateur. A lui de définir les stratégies, d'être une sorte de juge économique. Nous sommes pour une économie de marché, mais nous voulons donner une importance plus grande à tout ce qui est social et solidaire ", déclare Ridha Saïdi, coordinateur du programme économique et social du parti Ennahda.
Avec un taux de chômage de 14,7% en 2011, la priorité doit être donnée au problème de l'emploi, (en particulier celui des diplômés chômeurs), dit-il. Le parti n'a pas l'intention de pratiquer une rupture en matière économique par rapport à l'ère Ben Ali. Son souci est d'attirer les investisseurs et de développer une " économie solidaire ".
Ridha Chkoundali, conseiller économique d'Ennahda et professeur en sciences économiques à l'université de Carthage, explique qu'il s'agit d'établir " une relation de complémentarité entre le public et le privé, favorisant l'émergence d'un troisième secteur : l'économie solidaire ". Il croit à un redressement rapide de la croissance, (après le 0% de 2011). " Seuls trois secteurs ont vraiment souffert de l'année 2011 : les mines, le tourisme, et les transports (à cause du climat d'insécurité dans le pays). En revanche, l'agriculture et l'industrie manufacturière ont enregistré de bons résultats, et même progressé ".
Ridha Chkoudali est confiant : " La mauvaise gouvernance de l'époque Ben Ali nous a fait perdre deux points de croissance chaque année. Si nous instaurons une bonne gouvernance, une complémentarité entre le public et le privé, tout en favorisant progressivement le troisième secteur, celui de l'économie sociale et solidaire, la Tunisie s'en sortira très bien ".
Besoin de financement
Comment les islamistes tunisiens vont-ils financer leurs projets? C'est un peu l'inconnu. " Ils disent avoir besoin de 84 milliards d'euros. Il est question d'emprunt national et d'aides bilatérales, mais c'est un peu flou", estime un expert occidental à Tunis qui reste toutefois confiant. La Tunisie peut encore diversifier ses partenaires commerciaux. Ce pays a " tous les ingrédients pour montrer qu'un régime islamiste éclairé peut réussir, un peu sur le modèle turc, dont ils se réclament ".
Le financement est aussi le maillon faible d'éventuels changements au Maroc.
Le PJD a promis, outre la réduction de la corruption, une revalorisation du salaire minimum, une hausse des pensions de retraite. La croissance du PIB à 4,6% en 2011 est bien meilleure qu'en Tunisie (0%) et qu'en Egypte (1,2%), mais " le PJD sera nécessairement conduit à plus de pragmatisme ", prévoit Larabi Jaïdi, professeur d'économie à l'université Mohammed-V de Rabat.
Le PJD va être surtout le chantre des valeurs morales, des grands principes. C'est une vision générale de l'économie et de la société dans laquelle beaucoup de Marocains se retrouvent. Comme en Tunisie, il n'y a pas eu d'émoi dans les milieux d'affaires marocains à l'annonce de la victoire des islamistes.
D'abord parce que le Parti de la justice et du développement (PJD), agréé, fait partie depuis longtemps du paysage politique marocain et qu'il ne conteste pas la monarchie.
Ensuite parce qu'il va lui falloir s'allier à d'autres partis, à commencer par le vieux parti de l'Istiqlal, pour gouverner. Il n'y aura donc pas de rupture dans la politique économique marocaine.
Moraliser l'économie
Cela dit, le PJD, qui espère bien se voir attribuer le portefeuille de l'économie et des finances, souhaite moraliser l'économie et développer la finance islamique, jusque-là marginale au Maroc.
" Notre priorité sera de recadrer l'économie marocaine pour qu'elle gagne en efficacité et en intégrité, déclare Mohamed Najib Boulif, député PJD de la circonscription de Tanger, et expert en finances internationales. Nous voulons mettre fin aux disfonctionnements actuels comme la concurrence déloyale, l'économie de rente, la spéculation, les autorisations spéciales, notamment, pour aboutir à un système de solidarité plus équilibré. "
Pour cet économiste reconnu, qui figure avec Lahcen Daoudi sur la liste des " ministrables " de l'économie et des finances dans le gouvernement Benkirane, le Maroc doit corriger sans tarder ses écarts sociaux et régionaux.
Pour cela, le PJD n'hésitera pas si besoin à creuser davantage le déficit des finances publiques : " Nous disposons encore d'une bonne marge de manœuvre. Nous n'avons pas comme les pays européens un déficit budgétaire de 8%. Le notre est à 4 ou 4,5%. Quant à notre endettement, il est de 55% du PIB. Pour ma part, je pense qu'un déficit plus grand, mais qui génère des investissements dans l'infrastructure productive et une amélioration du niveau de vie des citoyens, est acceptable ", estime Najib Boulif.
Mais le PJD compte aussi sur l'apport de la finance islamique : " Il y a des réserves d'un montant de 120 milliards de dollars qui n'attendent que des lieux stables. C'est le moment opportun. Nous allons revoir notre législation de manière à permettre l'introduction de la finance islamique en bonne et due forme au Maroc ", déclare Mohamed Najib Boulif.
Pour l'instant les investisseurs étrangers sont dans l'expectative, après un fort recul des investissements directs étrangers sur les neuf premiers mois de 2011, en Tunisie, comme en Egypte. C'est l'Europe qui est le premier partenaire de la Tunisie, de l'Egypte et du Maroc depuis quinze ans. Mais l'arrivée des islamistes pourrait être à l'origine d'une recomposition de partenariats économiques dans la région.
Car, si " les pays de la méditerranée ne devraient perdre ni les investissements européens ni ceux des BRIC (Chine, Russie), affirme Emmanuel Noutary, délégué général d'Anima, réseau de développement économique des pays de la Métiterranée, en revanche, les pays du Golfe qui avaient réduit leurs investissements depuis 2006, au profit des BRIC, pourraient revenir en force ".
Par Benjamin Barthe, Florence Beaugé et Anne Rodier - LeMonde.fr