Méditerranée - Le déficit de dignité collective et le futur du monde arabe
















Fin 2010, rares étaient ceux qui auraient imaginé que deux des dirigeants les plus tenaces d'Afrique du Nord, l'ex-président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali et son homologue égyptien Hosni Moubarak, auraient quitté le pouvoir début 2011. Pourtant, confrontés à des révoltes populaires exigeant leur départ, le premier fuyait la Tunisie le 14 janvier et le second quittait le pouvoir le 11 février. Depuis ces événements sans précédent, une vague de contestation secoue le monde arabe dans son ensemble.
Les révolutions en Tunisie et en Egypte, la guerre civile en Libye et les autres mouvements d'opposition aux régimes en place qui parcourent la région sont des événements qui étaient certes difficiles à prévoir, mais qui ne sont en aucun cas surprenants. Si la toile de fond de chaque révolte populaire possède ses propres caractéristiques, elles partagent toutes un point commun : le déficit de dignité collective. La dignité humaine est au cœur de tout ordre politique durable, et tout manquement dans ce domaine ne peut que conduire à l'instabilité et à des revendications appelant au changement.
Il est possible d'identifier neuf manquements à la dignité : le manque de raison, le manque de sécurité, les violations des droits de l'homme, l'absence de responsabilité, le manque de transparence, l'absence de justice, les carences en termes d'opportunités, les obstacles à l'innovation, et la faiblesse de la participation. L'Occident s'est rendu complice de la mise en place de ce cocktail explosif dans le monde arabe. Il a fait le choix de sacrifier la promotion d'une bonne gouvernance capable d'assurer la dignité humaine sur l'autel des intérêts géopolitiques et de la lutte contre le terrorisme, et il a délaissé la recherche d'une solution durable pour mettre fin à l'humiliation continue des Palestiniens sans Etat, qui sont l'incarnation absolue du déficit de dignité collective.

Au-delà d'un tel constat, la question qui se pose est celle de la forme que prendra le changement politique en Egypte, en Tunisie et ailleurs ? Le choix qui se pose n'est pas seulement celui qui opposerait démocratie libérale de type occidental et régime ultra-autoritaire. Les jeunesses de la région sont libérées du bagage psychologique du défaitisme des années 1940-1960. Elles aspirent à de grandes réalisations pour elles-mêmes et pour leur pays, et sont fières de leur passé historique et culturel. Elles sont par ailleurs bien connectées grâce aux réseaux et médias sociaux, qui leur permettent de s'inspirer et de s'aider les unes les autres dans leurs luttes respectives.
L'unité affermie qui est palpable aujourd'hui dans le monde arabe pourrait bien annoncer l'émergence d'un nouveau cadre de référence culturel et politique fondé sur un mélange de néo-panarabisme et de néo-panislamisme. En effet, si la rue arabe réclame des réformes politiques, ce n'est pas forcément l'établissement d'une démocratie libérale de type occidental qu'elle souhaite. Le défi pour l'Occident est aujourd'hui de permettre aux peuples de la région d'être les artisans de leur propre futur, et de choisir eux-mêmes les solutions qui leur paraissent authentiques. Les réformes doivent prendre en compte la culture et l'histoire locale afin d'être adaptées, abordables et acceptables, mais elles doivent aussi remplir un certain nombre de critères globaux de bonne gouvernance qui permettront à ces pays de s'engager dans une coopération morale et politique durable au sein du système international.

Évolution progressiste endogène
Que l'Occident peut-il faire pour accompagner les pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans leur transition ? Il est impératif que, quelque soit la forme que les changements prendront, ils soient initiés de façon endogène. Toute tentative par les gouvernements occidentaux d'imposer leur préférences aux dépens de principes de gouvernance endogènes adaptés à la culture locale ne pourra que conduire à l'instabilité. Les élites politiques considèreront ces manœuvres comme une façon d'établir un contrôle et une influence extérieure, les intellectuels les taxeront d'hégémonie culturelle, étant donné la perception répandue dans le monde arabe d'un Occident hostile et méprisant à l'égard de la culture arabo-musulmane et de sa place dans l'histoire, et l'opinion publique les interprètera comme une tentative de désislamiser le monde arabe.

Les gouvernements occidentaux, y compris la Confédération suisse, peuvent jouer un rôle très constructif en partageant leurs expériences et en fournissant une assistance dans le domaine de la réforme des institutions, tout en prenant soin de laisser les réformes aux mains des populations locales. Il est important de s'opposer à tout recours à la violence par des régimes déficients contre leurs populations civiles et d'encourager les régimes tels ceux du Golfe qui se montrent plus responsables à l'égard de leur société, à avancer sur la voie des réformes. Dans le Golfe, en effet, ce ne sont pas les gouvernements qui résistent au changement mais une frange ultraconservatrice et très influente de la société elle-même. Il est donc capital pour ces gouvernements de ne pas entrer en opposition directe avec leur société afin de rendre possible une évolution progressiste qui soit endogène et adaptée à la région et à ses cadres culturels.

Nayef Al-Rodhan est aussi membre de la faculté du Centre de politique de sécurité de Genève et membre de St. Antony's College, à l'Université de Oxford, Sustainable-history

Nayef Al-Rodhan, analyste en géostratégie et Lisa Watanabe, chercheuse, Centre de Politique de Sécurité, Genève
Source LeMonde.fr -



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