On assiste à l’agonie du régime qui a régné sur la Libye depuis 1969. Dans l’hypothèse, qu’il ne faut pas écarter au vu des déclarations de la majorité des membres du Conseil national de transition (CNT), où le triomphe de la rébellion libyenne déboucherait sur la création d’un gouvernement démocratique dans ce pays, les conséquences seraient profondes.
Pays faiblement peuplé (6 millions d’habitants) mais riche (premier PIB par habitant d’Afrique), la Libye prendrait une place toute particulière dans le nouvel échiquier arabe. Il suffit en effet de jeter un œil sur une carte pour voir apparaître une nouvelle géographie au sud de la Méditerranée.
Le renversement du régime Ben Ali a certes pu, au départ tout au moins, apparaître comme un évènement limité à l’échelle du vaste monde arabe (22 États, 400 millions d’habitants). Il était cependant très significatif car cet ensemble a longtemps été caractérisé par une anomalie : la prédominance de régimes non démocratiques. Dans un univers où l’effondrement du communisme, dans les années 1990, avait précipité la chute des dictatures, le monde arabe conservait une triste unité. Des rives de l’Atlantique jusqu’à la Mésopotamie,deux types de tyrannies l’emportaient. D’un côté, les monarchies traditionnelles, où le souverain refusait tout partage du pouvoir (Maroc, émirats et royaumes du Golfe persique). De l’autre, les régimes nationalistes et militaires des raïs (« chefs »), nés dans le prolongement de la décolonisation et plutôt hostiles à l’Occident (Algérie, Irak, Libye, Egypte, Syrie, Yémen…).
Depuis ces prémices tunisiennes, Égypte a, à son tour, accompli sa révolution, renversant puis jugeant Hosni Moubarak. Avec son poids démographique (80 millions d’habitants, huit fois la Tunisie) et son prestige culturel (des Pyramides à l’université Al-Azhar d’Alexandrie, dont les décisions ont une autorité particulière dans le mode sunnite), elle se trouve au cœur d’un ensemble auquel le basculement de la Libye donne une manière d’unité. De la Tunisie à Égypte, l’Afrique du nord possède désormais un vrai continuum démocratique. Celui-ci se prolonge, malgré une hostilité de façade, de l’autre côté de la frontière avec Israël, une oasis démocratique dont les citoyens arabes (20 % de la population) jouissent, paradoxalement, de libertés jusqu’alors inconnues en dehors de l’Etat hébreux. La Cisjordanie, depuis les élections de 2007, et le Liban, depuis le départ des Syriens en 2005, et malgré la puissance des communautarismes incarnée par le Hezbollah, constituent des Etats (ou Autorités dans le second cas) partiellement démocratiques.
On voit ainsi se dessiner une sorte de nouveau « croissant fertile ». Rappelons que cette expression désigne une région en forme de croissant, située entre la Mésopotamie et Égypte, où a été inventée l’agriculture et où se sont ensuite développées les grandes civilisations. Le croissant démocratique que nous voyons se dessiner aujourd’hui lui ressemble mais il irait de Tunis à Ramallah. Placé au cœur du Moyen Orient, il serait à terme parfaitement complété par la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Le bloc démocratique arabe pourrait alors atteindre l’Irak qui entreprend, depuis le renversement de Saddam Hussein en 2003, la construction, certes un peu chaotique mais néanmoinscohérente, d’un système démocratique et dont l’exemple, pensons à l’arrestation puis au jugement de Saddam Hussein en 2006, une première dans le monde arabe, a sans doute joué dans les révoltes arabes de 2011 un rôle souterrain mais crucial. La Turquie, puissance musulmane et démocratique, formerait le flanc nord de cet ensemble.
Ce croissant démocratique, rayonnant au cœur du monde arabe, exercerait évidemment une profonde influence sur les pays périphériques, encore aux mains de potentats locaux, qu’il s’agisse du Maroc ou de l’Algérie dans le Maghreb, ou des diverses monarchies dans la péninsule arabique. Il est probable que, peu à peu, le spectacle des sociétés libérées éroderait le soutien aux régimes autoritaires existants, qui se maintiennent aujourd’hui par la répression policière (Bahreïn), la peur de la guerre civile (Algérie) ou les concessions financières (Arabie saoudite). Il n’est pas non plus impossible que cet effet domino soit limité et que, en particulier dans le cas des Etats pétroliers, la manne financière permette à moyen terme le maintien du régime, comme le montrent, en Europe orientale, l’exemple de la Biélorussie, demeurée soviétique au milieu d’une région qui ne l’est plus grâce aux fournitures à vil prix de gaz par la Russie.
Si ce croissant démocratique maintient son unité et si les systèmes démocratiques locaux s’enracinent, les conséquences seront aussi majeures dans la périphérie du monde arabe. On peut d’abord imaginer que l’Europe ne regardera pas sans réagir la naissance de ces jeunes démocraties. Même s’il existe aujourd’hui une « fatigue de l’élargissement », celle-ci ne sera pas éternelle et le précédent des anciens États communistes pourrait faire jurisprudence. On n’échappera pas, dans la décennie 2010, à un débat sur une extension de l’Union européenne vers le sud, retrouvant, après celle de l’Europe « carolingienne », la logique du Marenostrum des Romains. Rappelons-nous que la Roumanie ou la Bulgarie ne sont entrés dans l’Union que dix-sept ans (2007) après le renversement du communisme (1990). Dans la décennie 2020, l’entrée de la Tunisie et de Égypte sera sans doute jugé d’autant plus naturelle que la démocratisation de ces pays aura rendu leurs sociétés plus proches des nôtres.
Sur le reste du monde, l’émergence de ce nouveau croisant fertile ne sera pas non plus sans conséquences majeures. Dans la décennie 1990, celle du « nouvel ordre mondial », on célébrait les esprits qui, tels le philosophe américain Francis Fukuyama, pensait clore le débat, ouvert pendant la guerre froide, sur le meilleur des régimes politiques. A ses yeux, la démocratie occidentale, et son corollaire le capitalisme, si elle était bien le « pire des régimes à l’exception de tous les autres » (Churchill), constituait la seule réponse intellectuellement valide à ce vieux débat. A l’inverse, la mode, dans les années 2000, fut plutôt au consensus de Pékin, cette alliance forgée par le communisme chinois entre capitalisme et dictature et qui semblait se répandre partout. L’idée prévalait que, face aux progrès du niveau de vie, les revendications de « liberté formelles », au sens marxiste, s’éteindraient d’elles-mêmes et que le Sud, à tout au moins l’Asie, deviendrait un vaste Singapour, à la fois prospère et autoritaire. Rien n’est moins sûr désormais et l’on comprend mieux pourquoi les dirigeants chinois n’ont pas goûté l’humour du colonel Kadhafi promettant aux rebelles, dans un de ses derniers discours, le sort funeste des manifestants de la place Tienanmen…
Par Guillaume Lagane est un haut fonctionnaire spécialiste des questions de défense.
Il occupe le poste d'administrateur civil au Ministère de la défense. Il est également maître de conférences à Science-Po Paris.
Source Atlantico.fr
http://www.atlantico.fr/decryptage/libye-domino-democratie-arabie-168918.html
Le renversement du régime Ben Ali a certes pu, au départ tout au moins, apparaître comme un évènement limité à l’échelle du vaste monde arabe (22 États, 400 millions d’habitants). Il était cependant très significatif car cet ensemble a longtemps été caractérisé par une anomalie : la prédominance de régimes non démocratiques. Dans un univers où l’effondrement du communisme, dans les années 1990, avait précipité la chute des dictatures, le monde arabe conservait une triste unité. Des rives de l’Atlantique jusqu’à la Mésopotamie,deux types de tyrannies l’emportaient. D’un côté, les monarchies traditionnelles, où le souverain refusait tout partage du pouvoir (Maroc, émirats et royaumes du Golfe persique). De l’autre, les régimes nationalistes et militaires des raïs (« chefs »), nés dans le prolongement de la décolonisation et plutôt hostiles à l’Occident (Algérie, Irak, Libye, Egypte, Syrie, Yémen…).
Depuis ces prémices tunisiennes, Égypte a, à son tour, accompli sa révolution, renversant puis jugeant Hosni Moubarak. Avec son poids démographique (80 millions d’habitants, huit fois la Tunisie) et son prestige culturel (des Pyramides à l’université Al-Azhar d’Alexandrie, dont les décisions ont une autorité particulière dans le mode sunnite), elle se trouve au cœur d’un ensemble auquel le basculement de la Libye donne une manière d’unité. De la Tunisie à Égypte, l’Afrique du nord possède désormais un vrai continuum démocratique. Celui-ci se prolonge, malgré une hostilité de façade, de l’autre côté de la frontière avec Israël, une oasis démocratique dont les citoyens arabes (20 % de la population) jouissent, paradoxalement, de libertés jusqu’alors inconnues en dehors de l’Etat hébreux. La Cisjordanie, depuis les élections de 2007, et le Liban, depuis le départ des Syriens en 2005, et malgré la puissance des communautarismes incarnée par le Hezbollah, constituent des Etats (ou Autorités dans le second cas) partiellement démocratiques.
On voit ainsi se dessiner une sorte de nouveau « croissant fertile ». Rappelons que cette expression désigne une région en forme de croissant, située entre la Mésopotamie et Égypte, où a été inventée l’agriculture et où se sont ensuite développées les grandes civilisations. Le croissant démocratique que nous voyons se dessiner aujourd’hui lui ressemble mais il irait de Tunis à Ramallah. Placé au cœur du Moyen Orient, il serait à terme parfaitement complété par la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Le bloc démocratique arabe pourrait alors atteindre l’Irak qui entreprend, depuis le renversement de Saddam Hussein en 2003, la construction, certes un peu chaotique mais néanmoinscohérente, d’un système démocratique et dont l’exemple, pensons à l’arrestation puis au jugement de Saddam Hussein en 2006, une première dans le monde arabe, a sans doute joué dans les révoltes arabes de 2011 un rôle souterrain mais crucial. La Turquie, puissance musulmane et démocratique, formerait le flanc nord de cet ensemble.
Ce croissant démocratique, rayonnant au cœur du monde arabe, exercerait évidemment une profonde influence sur les pays périphériques, encore aux mains de potentats locaux, qu’il s’agisse du Maroc ou de l’Algérie dans le Maghreb, ou des diverses monarchies dans la péninsule arabique. Il est probable que, peu à peu, le spectacle des sociétés libérées éroderait le soutien aux régimes autoritaires existants, qui se maintiennent aujourd’hui par la répression policière (Bahreïn), la peur de la guerre civile (Algérie) ou les concessions financières (Arabie saoudite). Il n’est pas non plus impossible que cet effet domino soit limité et que, en particulier dans le cas des Etats pétroliers, la manne financière permette à moyen terme le maintien du régime, comme le montrent, en Europe orientale, l’exemple de la Biélorussie, demeurée soviétique au milieu d’une région qui ne l’est plus grâce aux fournitures à vil prix de gaz par la Russie.
Si ce croissant démocratique maintient son unité et si les systèmes démocratiques locaux s’enracinent, les conséquences seront aussi majeures dans la périphérie du monde arabe. On peut d’abord imaginer que l’Europe ne regardera pas sans réagir la naissance de ces jeunes démocraties. Même s’il existe aujourd’hui une « fatigue de l’élargissement », celle-ci ne sera pas éternelle et le précédent des anciens États communistes pourrait faire jurisprudence. On n’échappera pas, dans la décennie 2010, à un débat sur une extension de l’Union européenne vers le sud, retrouvant, après celle de l’Europe « carolingienne », la logique du Marenostrum des Romains. Rappelons-nous que la Roumanie ou la Bulgarie ne sont entrés dans l’Union que dix-sept ans (2007) après le renversement du communisme (1990). Dans la décennie 2020, l’entrée de la Tunisie et de Égypte sera sans doute jugé d’autant plus naturelle que la démocratisation de ces pays aura rendu leurs sociétés plus proches des nôtres.
Sur le reste du monde, l’émergence de ce nouveau croisant fertile ne sera pas non plus sans conséquences majeures. Dans la décennie 1990, celle du « nouvel ordre mondial », on célébrait les esprits qui, tels le philosophe américain Francis Fukuyama, pensait clore le débat, ouvert pendant la guerre froide, sur le meilleur des régimes politiques. A ses yeux, la démocratie occidentale, et son corollaire le capitalisme, si elle était bien le « pire des régimes à l’exception de tous les autres » (Churchill), constituait la seule réponse intellectuellement valide à ce vieux débat. A l’inverse, la mode, dans les années 2000, fut plutôt au consensus de Pékin, cette alliance forgée par le communisme chinois entre capitalisme et dictature et qui semblait se répandre partout. L’idée prévalait que, face aux progrès du niveau de vie, les revendications de « liberté formelles », au sens marxiste, s’éteindraient d’elles-mêmes et que le Sud, à tout au moins l’Asie, deviendrait un vaste Singapour, à la fois prospère et autoritaire. Rien n’est moins sûr désormais et l’on comprend mieux pourquoi les dirigeants chinois n’ont pas goûté l’humour du colonel Kadhafi promettant aux rebelles, dans un de ses derniers discours, le sort funeste des manifestants de la place Tienanmen…
Par Guillaume Lagane est un haut fonctionnaire spécialiste des questions de défense.
Il occupe le poste d'administrateur civil au Ministère de la défense. Il est également maître de conférences à Science-Po Paris.
Source Atlantico.fr
http://www.atlantico.fr/decryptage/libye-domino-democratie-arabie-168918.html
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