Né en Egypte en 1947, le romancier Gilbert Sinoué signe, avec Le Souffle du Jasmin, le premier volet d’un diptyque consacré aux guerres ayant enténébré l’orient au XXe siècle.
Une saga croisant des méditerranéens de tous les bords de ses rives méridionales, souvent unis par les désirs de vivre ensemble, souvent séparés par des clivages religieux.
Afin de compléter notre enquête sur les écrivains de la Méditerranée Le Magazine littéraire n° 498, nous lui avons demandé son idée sur ce continent liquide qui a modelé son imaginaire.
Edgar Morin définit la Méditerranée «comme une réalité géographique et stratégique» à laquelle correspond «une réalité poétique et mythologique». Cette Méditerranée immatérielle, dépassant les frontières nationales, existe-t-elle à vos yeux?
Cette définition me parait correspondre assez bien à la vision que je me fais de cette région. Souvenons-nous que le terme original «Méditerranée» signifie «milieu des terres», medius terra. Ce qui sous-entend que cet espace marin et ses rives seraient un centre du monde virtuel d'où irradierait, non seulement la lumière, mais aussi les mythes, les légendes nés alentour. Egyptienne, grecque ou romaine, pas une seule parcelle du monde n’a échappée à l'influence de l'une ou l'autre de ces civilisations.
Par conséquent, comment eut-il été possible que l'écrivain que je suis en sorte indemne, lui qui a grandi, qui fut bercé par les bruits, les chants et les parfums de cette «mer blanche»? Cela me définit-il pour autant comme un «auteur méditerranéen»? Sans doute. Même s'il m'est arrivé d'écrire des romans dont l'action se situait à mille lieux de ces contrées solaires, l'Ecosse, la Flandres, l'Argentine ou encore l'Angleterre, l'écriture demeurait tout de même très marquée par mes racines.
En quoi cette identité méditerranéenne se reflète-t-elle dans votre écriture ?
Généralement, lorsqu'un occidental évoque le monde méditerranéen, il l'imagine ou le visualise comme une seule et même entité; comme si n'existait pas de différence religieuse ou culturelle entre un Grec, un Espagnol, un Italien, un Marocain ou un Lybien. Or, il n'existe pas un monde méditerranéen, mais des mondes qui ont indiscutablement imprégné mon identité culturelle ; une imprégnation que l'on retrouve dans le choix même des thèmes traités: Avicenne, le Souffle du jasmin, le Dernier Pharaon, ou même, aussi étonnant que cela puisse paraître, L’Ambassadrice, biographie de Lady Hamilton dont une grande partie de son existence s’est déroulée à Naples. etc... D’ailleurs on a souvent dit que j'étais plus un «conteur», qu'un écrivain. Qualificatif qui confirme bien l'influence de cette méditerranée sur ma manière même de m’exprimer à travers mes écrits.
«L’erreur la plus répandue chez les occidentaux est de penser qu’il existe un Orient. L’Orient est un visage aux mille facettes», déclare votre héroïne Dounia. Cette erreur ne concerne-elle pas aussi le monde méditerranéen, et particulièrement sa rive sud ? La littérature pourrait-elle permettre, incidemment, de faire entendre cette diversité ?
Certes, la littérature est le moyen par excellence qui permettrait de mieux faire connaître la diversité qui fait l’univers méditerranéen. Lire Naguib Mahfouz, Amin Maalouf, Buzzati, ou Perez Reverte, ouvrira les yeux du lecteur occidental sur un univers aussi riche que divers et qu'il n'eut jamais soupçonné.
Vos héroïnes Dounia, mais aussi Mona ou Amina, apparaissent très loin de l’image que peut nourrir l’occident de la situation des femmes musulmanes. Ecrivez-vous aussi pour sortir de ces clichés ?
Je crois sincèrement qu'il existe un cliché de la femme musulmane. Vrai sous certains aspects, mais caricatural sous d'autres. Il est certain que dans cette région du monde, tout ce qui touche à la sensualité et au désir en général, est bâillonné par l'éducation, la religion, les traditions séculaires. Néanmoins, gardons en mémoire que l'un des premiers mouvements féministes de l'Histoire est né en Egypte sous l'impulsion d'une femme - Hoda Cha'araoui - dans les années 20. J'ai donc voulu à travers les personnages de Mona ou d'Amina, briser l'image que l'on se fait habituellement de la femme orientale. Il n'en demeure pas moins, je le reconnais, que ces deux femmes font partie des exceptions lorsque l'on constate aujourd'hui l'effrayant recul de la condition féminine dans le monde arabe.
Le Souffle du Jasmin raconte aussi comment les enjeux de la deuxième guerre mondiale sont venus se greffer sur les contextes égyptiens, palestiniens, syriens, aggravant encore le chaos. D’une certaine façon, le monde méditerranéen n’ajoute-t-il pas, à ses propres clivages, ceux que l’occident projette sur lui ?
C’est une évidence. Au chaos né de la première, puis de la seconde Guerre Mondiale dans lequel l’Occident a joué un rôle majeur, on doit ajouter ces clivages qui dominent et empoisonnent les pays d’Orient. Je pense au Liban en particulier, où maronites, druzes, chiites, sunnites entretiennent une sorte de « haine vigilante », ou à l’Irak ou encore à l’Egypte. Tant que les pays méditerranéens ne parviendront pas à mettre bas ces barrières communautaires et religieuses, ils auront les pires difficultés à résoudre les écarts de plus en plus importants qui se sont instaurés entre riches et pauvres au sein de leur société avec toutes les tensions que cet état implique.
Lorsque l’on évoque la méditerranée, on parle souvent d’une culture de la mesure, épicurienne, faite d’art de vivre et de converser – qui se retrouve d’ailleurs dans votre roman. Et, on oublie souvent la démesure violente qui peut caractériser ce monde… Comment expliquez-vous cette contradiction ?
Par la démesure. A l’instar de Kipling, un ami psychiatre me disait un jour, sur un ton plutôt pessimiste: «L’Orient et l’Occident ne se comprendront jamais.» L’Oriental est hystérique; l’Occidental est paranoïaque. C’est cette hystérie «orientale», qui explique ce mélange dans lequel s’entrecroisent la «douceur de vivre» et «violence». Tout dans cette région du monde est dans l’excès et la démesure : le plaisir, le sens de l’hospitalité, la chaleur humaine, peuvent dans l’heure basculer dans la plus extrême violence et dans le sang.
Alors que l’occident commence à réfléchir aux conséquences de son développement, et à discuter l’opportunité de le poursuivre à ce rythme, plusieurs intellectuels estiment que la pensée méditerranéenne, dans son incarnation camusienne, pourrait représenter une alternative aux systèmes de pensées unificateurs venus du nord. Qu’en pensez-vous ?
En effet, je crois sincèrement que la post-modernité pourrait être méditerranéenne, mais à la condition et elle est de taille que les pays concernés acceptent de se remettre en question, en se dirigeant progressivement vers des régimes démocratiques, et en brisant certains tabous, parmi lesquels l’effroyable dictature religieuse imposée par certains régimes. Hors de ces changements, on ne voit pas très bien comment la pensée camusienne qui implique de sortir de l'absurde et de tracer des limites face à la démesure de notre temps, aurait une chance de s’exprimer et encore moins d’étendre son influence.
Plus simplement, croyez-vous en l'influence des climats sur la littérature ?
Je ne crois pas qu’à lui seul un climat soit capable d’influer sur le ton ou le syntaxe si l’on n’y greffe pas l’environnement. Camus aurait-il écrit comme il a écrit s’il était né en Suède, à Londres, plutôt qu’à Mondovi? La question se pose. Mais je crains qu’elle ne soit sans réponse.
Source de l'article Le Magazine Littéraire
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