Comment l'idée de Sabir Maydan est-elle née ?
Au cours de ces quatre dernières années, des nations et des territoires tout autour de la Méditerranée ont été le théâtre de nombreux mouvements de protestation et de lutte, avec un véritable effet démultiplication, et ce malgré leur hétérogénéité. Ces mouvements ont en effet révélé des modalités et des aspirations communes.
Si dans des pays aussi différents entre eux, les mots d’ordre sont les mêmes, et si les mouvements qu’ils ont vu naître sont nourris par une énergie semblable, capable de traverser les frontières et de mettre sur le même plan les diversités culturelles et religieuses, ce qui manque aujourd’hui est un espace de confrontation, d’échange, de production culturelle et de stratégie communes. Un lieu et un moment où puisse prendre forme un militantisme citoyen transnational, critique et responsable, qui se régénère également à travers la culture et l’expression artistique. Un espace où la citoyenneté et l’appartenance à une communauté aient en partage une histoire et une géographie commune, mais aussi un style de vie et des valeurs similaires, bref un destin commun : celui de la Méditerranée comme point d’intersection entre Orient et Occident.
Partant de ces considérations, dans le cadre du festival des littératures méditerranéennes qui se tiendra à Messine du 25 au 28 septembre 2014, COSPE, en collaboration avec la maison d’édition Mesogea, a conçu un espace : Sabir Maydan (Sabir est le nom que portait autrefois la langue des marins, tandis que Maydan signifie “place” en arabe). COSPE, à l’origine de cette manifestation, est un organisme depuis toujours engagé aux côtés des sociétés de la rive sud de la Méditerranée (en particulier en Tunisie, Egypte, Algérie, Maroc et Palestine), mais ses activités s’y sont accrues au lendemain des “printemps arabes”, précisément sur les questions de gouvernance, de liberté d’expression, de soutien à la société civile, de biens communs, de justice sociale, d’égalité des genres. Ainsi COSPE a soutenu les mouvements nés de ces révolutions, et les activistes qui se sont exposés au premier plan dans un parcours post-révolutionnaire souvent périlleux.
Comment se présente la manifestation ?
“Sabir Maydan” se veut un espace d’expression, de créativité et de confrontation entre personnes et mouvements des territoires de la Méditerranée, riche d’histoire et de culture, en quête de droits civils et de nouvelles opportunités et ouvertures, notamment dans une période de précarité persistante comme la nôtre qui se caractérise dans certains pays par une restauration de l’autoritarisme avec ses tentations militaires pseudo-identitaires. Sabir Maydan se présente donc comme une agora accueillant les hôtes les plus divers pour débattre des thèmes tels que la justice sociale, le rapport entre religion et politique, l’engagement civil, les femmes ou les villes,au gré des neuf rencontres programmées dans deux salles, de 10.30 à 20.00, tout au long du dimanche 28 septembre.
A l’issue de ces discussions et de ces réflexions, nous tenterons de définir les grandes lignes d’une citoyenneté méditerranéenne et les consignerons dans un manifeste qui serve de trace écrite pour accompagner un parcours politique et culturel commun. En ce sens ce projet est une invitation à construire la Méditerranée de demain, à préparer un projet d’intégration régionale qui parte du bas. Enfin la journée se conclura en présence du musicien Pietro Dall’Oglio, frère du père Paolo, le jésuite qui a été enlevé en Syrie l’an dernier et auquel nous dédions, ainsi qu’à Alaa Abdelfattah récemment sorti de prison après une grève de la faim, cette première édition de Sabir Maydan.
En offrant un terreau propice à la construction d'une société civile des deux rives de la Méditerranée, cette initiative semble une mise en pratique de ce que vous envisagez dans votre livre : comment avez-vous contribué concrètement à sa réalisation ?
Le parcours de recherche, d’enquête et d’écriture de mon livre “Riscatto mediterraneo. Voci e luoghi di dignità e resistenza” (Un réveil méditerranéen. Voix et lieux de dignité et de résistance) a été déterminant pour me permettre de connaître et de fréquenter certaines personnalités importantes provenant des différents mouvements sociaux qui ont fait irruption ces dernières années en Méditerranée. Beaucoup d’entre elles figurent, de fait, parmi les invités de Sabir Maydan. “Riscatto mediterraneo” n’est pas seulement un reportage-narration, un voyage sur les lieux et à la rencontre des personnes qui ont animé les différentes luttes pour la dignité, c’est aussi un livre-projet qui préconise la construction d’un mouvement transnational pour une Méditerranée qui nous rassemble au lieu de nous diviser et mette en place des espaces de débats, d’échange et des projets pour affronter les défis socio-économiques, politiques, et environnementaux qui concernent toute la région, et ce malgré cette représentation de plus en plus en vogue d’une prétendue incompatibilité entre les différentes cultures méditerranéennes.
Nous souhaitons donc, avec Sabir Maydan, donner corps à une utopie, celle d’une Méditerranée des peuples capable de voir plus loin que nos gouvernements, groupes d’intérêt, et partis politiques. Sabir Maydan veut aussi contribuer à la mise en réseau des sensibilités et des énergies. Ainsi, par exemple, nous nous sommes mis d’accord pour que le festival organisé à Lampedusa par l’Arci sur les mouvements migratoires et la liberté de circulation en Méditerranée accueille un certain nombre des participants qui seront présents une semaine plus tôt au Sabir Maydan de Messine.
Notons aussi que l’opération de crowdfunding servant à financer en partie la manifestation a été soutenue par de nombreux lecteurs de mon livre qui ont vu dans cette initiative une tentative concrète pour mettre en oeuvre cette utopie d’une Méditerranée comme espace et devenir partagé. Notre espoir est donc que Sabir Maydan encourage les “infrastructures” et les instruments dont la société civile doit se doter pour oser cette utopie tout en se libérant des pouvoirs forts de l’économie et de la politique et des scénarios de terreur brandis par les prédicateurs de la haine.
Alors que l'Italie souffre d'une crise aiguë, la manifestation a trouvé une adhésion enthousiaste, comment l'expliquez-vous ?
Je pense que malgré la crise, l’envie de participer et d’être protagoniste de son propre devenir est forte en Italie. En effet, en quoi les jeunes de ce pays peuvent-ils encore croire ? Quel rêve, quel projet peuvent-ils avoir alors que l’Europe ressemble de plus en plus à un banal et triste gouvernement, que le fossé entre privilégiés et démunis se creuse chaque jour davantage, et que le mythe de la libération capitaliste tourne au cauchemar ?
La Méditerranée, de par son identité multiple et sa culture ancestrale faite de sociabilité, de convivialité et de diversité, mais aussi grâce au courage de ses jeunes qui revendiquent haut et fort “travail, justice et dignité pour tous”, peut nous offrir espoir et confiance en nous aidant à prendre en main notre destin.
Avec le crowdfunding, nous nous étions donné comme objectif celui de collecter 2500 € qui auraient couvert une partie des coûts de cette initiative, et nous avons obtenu 4000 € en plein mois d’août. Je crois que ceci représente un signal pour notre pays. L’Italie peut jouer un rôle clé dans le processus de construction d’une citoyenneté transméditerranéenne active. La Sicile en particulier, avec son histoire de migration et de brassages culturels, est un espace idéal pour stimuler le débat et permettre aux militants, intellectuels, artistes des deux rives d’affronter des problématiques communes de manière stratégique et produire de la culture.
Nous sommes vraiment très contents de l’enthousiasme avec lequel la maison d’édition Mesogea et les amis de Messine ont accueilli notre proposition de forum en Sicile. Nous nous réjouissons aussi de la réponse immédiate que les citoyens du crowdfunding nous ont réservé, et plus généralement de l’intérêt que suscite Sabir Maydan. A titre personnel, je souhaite remercier COSPE qui a cru dans ce projet. Il s’agit encore d’une expérience modeste, qui fait de la participation sa vocation, et qui a comme objectif de devenir un rendez-vous de référence pour accompagner la construction de cette citoyenneté transméditerranéenne active que j’appelle de tous mes voeux. Dans ce but, Sabirt Maydan sera couvert par un streaming en ligne (tout le monde pourra voir les débats en direct) accompagné d’une autre opération de crowdfunding aussi en direct pour préparer les conditions pour assurer continuité au forum.
Par Nathalie Galesne - Source de l'article Babelmed