Le chercheur Christian Salmon s’interroge sur l’importance réelle des réseaux sociaux dans les révolutions arabes. Trois ans après, une “guerre des récits” apparaît entre acteurs réels des événements et médias mainstream qui tendent à imposer leur vision à la gloire de la technologie.
Entre décembre 2010 et janvier 2011, alors que le “printemps arabe” s’épanouissait sur les places publiques de Tunisie, d’Egypte, de Libye, du Yémen, de Syrie et jusqu’à Bahreïn, Alec Ross, le jeune et brillant conseiller pour l’innovation d’Hillary Clinton, déclarait : “Le Che Guevara du XXIe siècle, c’est le net.”
La stupeur des médias occidentaux face à l’insurrection des masses arabes réputées pour leur passivité et leur fatalisme a suscité une forme de “croyance magique” dans les pouvoirs d’internet capable de provoquer un changement démocratique en favorisant l’alliance entre la mobilisation populaire et les applications des réseaux sociaux comme Twitter, Facebook, MySpace et YouTube. La métaphore de la révolution numérique s’est répandue dans les médias à travers des expressions telles que “Wikileaks revolution” (Tunisie),“révolution 2.0″ (Egypte) reprenant l’antienne qui avait fleuri lors des manifestations de 2008 en Iran de “Facebook revolution” ou encore de“Twitter revolution”.
En Egypte, avec le concours de la presse internationale très présente sur la place Tahrir, la métaphore est devenue un récit cohérent avec ses tweet-héros et ses victimes 2.0, ses longues nuits bleutées constellées de smartphones sur les places emballées dans la toile de tente comme des œuvres de Christo. Et après un suspense soutenable (dix-huit jours seulement de manifestations), le coup de théâtre libérateur : Moubarak est tombé.
“Thank You Facebook !”
Des héros anonymes s’élevèrent comme ce militant cairote qui raconta comment les insurgés de la place Tahrir avaient utilisé “Facebook pour planifier les manifestations, Twitter pour les coordonner et YouTube pour le dire au monde”. Mais la presse internationale se chargea de trouver des hommes et des femmes plus visibles, capables de donner un visage à cette révolution de la jeunesse trop anonyme pour être racontée : “Il y a eu ainsi Asmaa Mahfouz, raconte Yves Gonzales-Quijano (Arabités numériques – Le printemps du web arabe, Actes Sud), la courageuse militante lançant sur YouTube, dès le 18 janvier, un appel à descendre dans la rue, suivie par la dramatique réapparition, après douze jours d’emprisonnement, de Wael Ghonim, gagnant la place Tahrir, au lendemain d’une interview déchirante diffusée en direct sur Dream 2, une chaîne privée locale.” Ce responsable commercial de la société Google dans le monde arabe était un candidat idéal pour le rôle de héros de la net révolution : “Une trentaine d’années, un anglais parfait – il a vécu aux USA –, bref l’incarnation littérale de la formule macluhanienne ‘le média c’est le message’… J’aime à appeler ça la révolution Facebook.” Il ne tardera pas à sortir son livre, Revolution 2.0, publié aux Etats-Unis avant même d’être traduit en arabe.
Désormais, ce n’était plus seulement le message qui était le médium, c’est le médium qui faisait la révolution. Une révolution performative tout à la gloire des nouveaux médias et des réseaux sociaux dont les masses, par une bizarre inversion, étaient devenues les instruments. Non pas un conflit entre des forces sociales et une dictature mais comme l’effet libérateur des pouvoirs magiques d’internet et des réseaux sociaux.
“Une histoire déjà légendaire, écrit Yves Gonzales-Quijano, créée à grands renforts de témoignages et d’interventions d’experts, mais aussi propagée par les acteurs eux-mêmes, ces anonymes des révoltes arabes, brandissant dans les rues, sous le nez des forces de l’ordre comme sous les objectifs des médias, leurs pancartes et leurs banderoles : ‘Thank You Facebook !’ ‘Who is afraid of Twitter ?’, etc.”
Danya Nadar, une jeune militante égyptienne membre du collectif Mosireen (“Déterminés”) qui collecte témoignages, images et vidéos sur la révolution égyptienne, ne partage pas cette légende planétaire. “Si les réseaux sociaux ont joué un rôle incontestable au début de la révolution,fait valoir Danya, celle-ci ne s’est pas arrêtée lorsque les connexions ont été interrompues par le régime de Moubarak. Le nombre de gens connectés à l’intérieur du pays reste très faible (5 % de la population égyptienne a un compte Facebook). Le média le plus puissant dans un pays comme l’Egypte, c’est la radio ; on le trouve dans chaque taxi, chaque bus, dans les zones rurales les plus reculées.”
“Guerre de récits”
Qui va avoir la main sur le récit de ce qui s’est réellement passé ? “Est-ce que c’est nous qui étions dans la rue ou les médias mainstream qui vont imposer leur récit ? Quand John Kerry est venu au Caire récemment,raconte Danya, il a fait l’éloge des réseaux sociaux et a raconté la jolie histoire selon laquelle la révolution était l’oeuvre de petits malins avec des portables et des comptes twitter et non pas celle des Egyptiens qui réclamaient ‘le pain, la liberté, la justice sociale’ (selon le slogan de la révolution – ndlr).”
“En surestimant le rôle des réseaux sociaux, s’insurge-t-elle, les Occidentaux voulaient probablement éviter de discuter de leur soutien aux régimes fascistes dans la région et des effets de la politique néolibérale sur nos économies. Le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, n’est-il pas allé jusqu’à prétendre en avril 2011 que Tarek Bouazizi, le jeune vendeur ambulant de fruits et légumes dont la mort déclencha les manifestations tunisiennes, s’était suicidé parce qu’il était harcelé par la paperasserie. Selon lui, il fallait laisser aux gens la chance d’ouvrir un petit commerce. N’est-ce pas plutôt la politique de la Banque mondiale qui a créé la misère et le chômage dans nos pays et poussé au suicide les Tarek Bouazizi ?”
“Quand les gens descendent dans les rues, affirme Danya Nadar, c’est toujours pour les mêmes raisons depuis trois, dix ou soixante ans. C’est l’histoire des combats contre ‘l’Etat dans l’Etat’, la corruption et la pauvreté. Il faut revenir à des notions plus collectives de délibération démocratique et d’éducation populaire. C’est la pensée critique qui est dangereuse pour le régime, pas la technologie.”
Le collectif Mosireen a entrepris un travail de documentation et d’archivage. Ses militants organisent à travers le pays des projections de rues suivies de débats, convaincus que ce qui se joue en Egypte est une“guerre de récits”. “Beaucoup d’entre nous ont un point de vue différent sur ce qui s’est passé selon que l’on était jeune, femme, chrétien, nubien… sans compter, ajoute Danya, ces éléments qui ne peuvent pas parler en leur nom comme la ‘nature’ ou la maladie… C’est un grand chaudron d’idées et d’expériences impossibles à résumer.” Comme le dit un de ses amis : “On ne fait pas la révolution avec un clavier !”
Par Christian Salmon - Source de l'article Les Inrocks
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