Puisque la vocation d'un porte-aéronefs est de projeter de la puissance, à quelles missions en Méditerranée orientale la Turquie destine-t-elle ce navire de plus de 27 000 tonnes, dont la commande a été officialisée en décembre 2013 ?
Cette question préoccupe les responsables israéliens, dont la marine ne dispose que d'unités de moyen tonnage. Cela ne signifie pas qu'un porte-avions turc représenterait une réelle menace militaire pour Israël. Son aviation de chasse et ses six sous-marins d'attaque (cinq livrés) de la classe Dolphin lui assurent une forte capacité dissuasive.
Comme la marine turque, la flotte israélienne va monter en puissance au cours des prochaines années, notamment pour protéger ses très importantes réserves de gaz situées au large d'Haïfa. Il n'empêche : lorsqu'il sortira des chantiers espagnols Navantia, le bâtiment turc patrouillera dans des eaux où son pavillon sera observé avec suspicion, tant par Israël, la Grèce et Chypre, que la Syrie et l'Egypte. Parce qu'il donnera au gouvernement du premier ministre Recep Tayyip Erdogan les moyens de ses ambitions régionales, cet onéreux projet (plus de 1 milliard d'euros) pourrait engendrer une course aux armements, et modifier l'équilibre stratégique en Méditerranée orientale.
Ce scénario du pire n'est pas inéluctable : le porte-avions turc constituera un pion important dans le grand jeu stratégique et énergétique qui se met en place, mais il ne sera pas le seul. Si l'atout qu'il représente est joué avec discernement, il peut s'inscrire dans un contexte de détente proche-orientale. Israël et la Turquie ont toutes les raisons de s'entendre, mais il en est une prépondérante : le gaz. Avec ses gisements Tamar et Léviathan, Israël dispose d'un pactole énergétique – dont il a décidé d'exporter 40 % –, et la Turquie, dont les besoins sont exponentiels, est un client potentiel naturel.
Elle n'est pas le seul : le gaz israélien pourrait alimenter une part significative de la consommation énergétique de l'Europe, l'une et l'autre n'étant pas fâchées de réduire ainsi leur dépendance au gaz russe. Or, Israël – comme Chypre avec son gisement gazier Aphrodite – doit faire un choix pour exporter cette ressource stratégique. Le plus pragmatique est de construire un gazoduc vers la Turquie, qui se prolongera vers l'Union européenne. Le coût d'un tel pipeline sous-marin serait bien moindre que l'investissement pour construire une usine de liquéfaction de gaz à Chypre, autre point d'entrée vers les marchés européens. Israël est confronté à un choix d'autant plus difficile que celui-ci se superpose à un double enjeu diplomatique : les négociations en vue d'une normalisation avec Ankara ; et celles qui viennent de reprendre entre la République turque de Chypre du Nord et le gouvernement de Nicosie, en vue d'une réunification de l'île.
Israël et la Turquie sont parvenus à un accord de principe pour apurer le contentieux du Mavi-Marmara, ce paquebot turc pris d'assaut en mai 2010 par les commandos israéliens, alors qu'il faisait route vers Gaza. Israël a présenté des excuses pour la mort des neuf militants turcs, et accepté de verser quelque 16,7 millions d'euros à titre de compensation. Ankara s'est engagé à abandonner les poursuites judiciaires contre des responsables militaires israéliens.
« Diplomatie de la canonnière »
Mais à Jérusalem comme à Ankara, des hésitations de dernière minute sont apparues. Malmené par une grave affaire de corruption, M. Erdogan se prépare à deux échéances importantes et incertaines : le scrutin municipal du 30 mars et l'élection présidentielle, en juin ou en août. Dans ce contexte, annoncer une normalisation avec Israël, dont la stigmatisation a toujours été un fonds de commerce électoral du parti AKP, c'est prendre un risque politique.
Le dossier chypriote est tout aussi prometteur, et aléatoire. Les gouvernements des deux parties de l'île se sont retrouvés le 11 février, après une interruption d'un an et demi. Un accord politique aurait un effet bénéfique sur les questions stratégiques : car le gazoduc acheminant le gaz israélien vers la Turquie devra nécessairement traverser les eaux territoriales chypriotes, afin d'éviter celles du Liban et de la Syrie. Ce qui signifie que l'accord de Nicosie est indispensable. Ankara réplique que l'exploitation du gisement Aphrodite est illusoire sans réconciliation des frères ennemis chypriotes.
Pour appuyer son message, la marine turque a intercepté, le 1er février, un bateau norvégien d'exploration gazière affrété par Nicosie, dont le gouvernement n'a pu que dénoncer la « diplomatie de la canonnière » des Turcs. Dans cette partie d'échecs en Méditerranée orientale, la Turquie et Israël ont tout à gagner à normaliser leurs relations. A la fois pour exploiter les ressources gazières de la région et rompre leur isolement diplomatique : celui d'Israël s'accroît, et les relations de la Turquie avec l'Egypte et la Syrie se sont nettement détériorées.
Le gaz israélien peut tout aussi bien devenir un facteur de paix que de discorde au Proche-Orient. Gageons que le premier scénario n'est pas irréaliste : l'accord conclu, le 19 février, entre des compagnies jordaniennes et l'exploitant du gisement Tamar, qui va permettre au royaume hachémite d'acheter 1,8 milliard de mètres cubes (sur quinze ans) de gaz israélien, est de bon augure.
Par Laurent Zecchini - Source de l'article Le Monde
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