Le Maroc, tampon entre l'Europe industrialisée et l'Afrique tertiaire

Spécialiste de la dette, professeur d’économie à l’Ecole normale supérieure et membre du Conseil d’analyse économique… Daniel Cohen a l’habilité d’un technocrate et le recul d’un universitaire. 

Invité du Cercle des jeunes dirigeants (CJD), samedi 15 février, celui qui se définit comme «un économiste pragmatique» est venu prêcher une économie «au service de l’Homme», l’occasion d’avoir un avis d’expert sur la conjoncture marocaine…

- L’Economiste: Chômage, austérité, manifestations… L’actualité politique, sociale et économique en Europe est pour le moins morose. Est-ce que nous sortons de la crise?
- Daniel Cohen: Pour la France, nous notons une stabilisation des risques dans un contexte de légère reprise, avec 0,6% de croissance prévue en 2014. Depuis mi-2013, nous notons un retour à la normale, mais les entreprises restent fragiles. En revanche, le nombre total de défaillances ne baisse pas: avec 62.785 entreprises sur un an, en novembre 2013, nous ne sommes pas loin du triste record de 2009 (63.200). Pour que la situation de la France s’améliore, c’est-à-dire pour que le nombre de défaillances diminue, la croissance annuelle devrait atteindre 1,6%. Nous voyons la situation de l’Allemagne et de l’Autriche s’améliorer très nettement, avec une prévision de croissance de 1,7% pour ces deux pays. L’activité en Allemagne est soutenue à la fois par un vrai retour de la consommation des ménages et par des exportations qui devraient s’améliorer grâce à la légère reprise de la France, de l’Italie et de l’Espagne. Les défaillances d’entreprises ont diminué de 9% sur un an, de septembre 2012 à septembre 2013. Quant à l’Autriche, c’est un pays très lié aux exportations vers l’Europe centrale, où la croissance redémarre.

- Avec une économie plus orientée vers le tertiaire et les services que sur l’industrie ou l’innovation. Le Maroc ne risque-t-il pas de subir la conjoncture, et qu’il se retrouve dans la situation de la Grèce ou de l’Espagne ?
- L’industrialisation est un processus que les pays émergents ont adopté pour assurer l’emploi d’une main d’œuvre «moyennement qualifiée». Cependant, le secteur des services représente aujourd’hui plus de 70% de l’emploi total et de la valeur ajoutée dans les économies européennes. Il assure la quasi-totalité de la croissance de l’emploi. Mais en dépit du poids grandissant de ce secteur, dans beaucoup de pays, la croissance de la productivité des services a été lente et la part de la population employée dans les services reste faible. Pour que les décideurs publics puissent raffermir la croissance économique et améliorer les bases de la performance future de l’économie marocaine, il faudra que le secteur des services affiche de meilleurs résultats. Mais accélérer la croissance n’est pas le seul impératif pour les responsables de l’action gouvernementale, les pays comme le Maroc sont également confrontés à une mondialisation grandissante des services et des activités manufacturières et à des mutations technologiques rapides. Si ces évolutions ont suscité des doutes sur la capacité des économies de créer de nouveaux emplois, elles offrent aussi de nouvelles perspectives pour les échanges et les investissements internationaux. Afin de relever ces défis et de renforcer la capacité des services de stimuler l’emploi, la productivité et l’innovation, il faudra s’appuyer sur des paramètres macroéconomiques fondamentaux robustes et mettre en œuvre un ensemble de politiques structurelles. Dans ce contexte, le Maroc peut servir de tampon entre une Europe fortement industrialisée et l’Afrique, qui a basé sa croissance sur le secteur tertiaire.

- Revenons à «l’économie au service de l’Homme», objet de votre intervention. Après plusieurs siècles, le système capitaliste a-t-il admis l’exploitation de l’homme par l’homme?
- Le système capitaliste a fait beaucoup de miracles, vous n’avez qu’à voir le bond qu’ont pu réaliser certains pays. Cependant, lors des années 1980 et 1990, l’on est passé d’un «capitalisme vertueux», où l’entreprise était considérée, peut-être naïvement, comme une famille, à un système d’externalisation qui a tué la valeur travail. Les économistes ont longtemps pensé que la question du bonheur était au cœur de leur discipline. L’homo economicus, tel que le décrivent les manuels d’économie, c’est quelqu’un qui cherche à maximiser son utilité, pensée comme synonyme du bonheur, en faisant le calcul rigoureux de ses plaisirs et de ses peines. Au XVII 
Ie siècle, Jeremy Bentham invente «l’utilitarisme», cette doctrine selon laquelle toute société doit rechercher le plus grand quantum d’utilité pour ses membres. Mais c’est seulement depuis une trentaine d’années que les économistes ont compris que l’utilité telle qu’ils l’appréhendaient n’était pas du tout le bonheur. En recourant à des analyses quantitatives de plus en plus précises, on a découvert, enquête après enquête, que le bien-être, le bonheur, stagne ou régresse dans les pays riches et que l’accumulation de la richesse n’a donc rien à voir avec une optimisation du bonheur.
Par Abdessamad NAIMI - Source de l'article l'Economiste

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