Investir en démocratie

La police des frontières estime que la pression de l’émigration tunisienne par voie maritime s’est dissipée. C’était cette émigration, via les petites îles italiennes de Lampedusa et de Pantelleria, qui nous concernait directement – les migrants tunisiens ne cherchant qu’à gagner notre territoire. Les accords passés entre l’Italie, la Tunisie et la France ont porté leurs fruits.

Mais la pression s’est déplacée vers la Libye, d’où provient désormais la masse des migrants. Ceux-là traversant la Méditerranée pour se diriger ensuite, via l’Albanie, la Grèce, la Turquie ou l’Italie, vers la Grande-Bretagne.

Ici, la masse est considérable : aux Libyens qui veulent fuir leur pays menacé par la répression kadhafiste s’ajoutent les populations du Sud, en provenance du Sahel, de Somalie et d’Érythrée, entrées dans un territoire aux frontières ouvertes. Selon les statistiques des Nations unies, fondées sur les chiffres des camps de réfugiés existant en Libye avant le conflit, quelque 893 000 personnes auraient fui ou seraient en train de fuir le pays… Quasiment un million !

La multiplication des passages d’embarcations de fortune conduit fréquemment à des drames révélateurs. Le 2 juin, au large de la Tunisie, 200 à 270 émigrés se noyaient en mer, leurs bateaux ayant chaviré ; six cents autres étaient sauvés par des marins tunisiens. Ces émigrés arrivaient d’Afrique saharienne et même d’Asie…

Ces mouvements expliquent pourquoi la France et la Grande-Bretagne ont pris, avec clairvoyance, la tête de la croisade anti-Kadhafi : leur but était d’empêcher le massacre de populations civiles pour éviter que celles-ci n’aient d’autre issue que de se précipiter pour traverser la Méditerranée. On voit, avec la résistance de Kadhafi aux frappes aériennes, ce que pourrait être ce mouvement d’émigration si ses moyens de coercition n’étaient pas neutralisés. Une résistance suffisamment dure néanmoins pour que Français et Britanniques engagent des commandos d’élite et des hélicoptères afin de hâter le dénouement de l’opération. Dans le même temps, la campagne de répression sanglante du régime syrien contre ses propres opposants produit les mêmes résultats : cela fait fuir des milliers de réfugiés vers Israël, le Liban ou la Turquie…

Voilà aussi pourquoi les pays du G8, réunis le 27 mai à Deauville, ont décidé d’apporter une aide financière massive aux pays arabes en « transition démocratique », à commencer par l’Égypte et la Tunisie. Le plan porte sur 40 milliards de dollars, 10 provenant de fonds arabes, notamment saoudiens, 20 des grands établissements multilatéraux (Banque mondiale, banques d’aide au développement, etc.) et 10 des pays membres du G8. La France s’est engagée pour 1milliard, par l’intermédiaire de l’Agence française de développement. Un milliard, c’est lourd, quand les caisses sont vides. Fallait-il l’investir ?

Les dirigeants occidentaux se sont posé la question : si nous n’aidions pas l’Égypte, la Tunisie, et d’autres, à redresser leur économie, quels risques prendrions-nous ? Pour ne citer que le cas tunisien, pays de classes moyennes bien formées et travailleuses, la “révolution” a fait reculer le PIB de 7 à 8 % au cours des premiers mois de cette année, les recettes du tourisme s’effondrant de 38 %. Laisser tomber ce pays, c’est généraliser le chômage, nourrir l’extrémisme militant, déjà présent dans certaines organisations et syndicats (lesquels veulent faire oublier leur comportement sous le régime précédent), ainsi que les islamistes radicaux et autres Frères musulmans, dans un pays laïc. Ceux-ci obtiendraient de gros résultats aux élections.

Mais vous les aurez de toute façon, les islamistes !, s’exclament les sceptiques. À ceci près que, dans un régime de droit démocratique, même les islamistes sont tenus au respect des institutions. Naïfs ! Ils ne les respecteront pas ! En est-on si sûr ? Eux aussi en auront besoin. Or, la démocratie, comme le rappelle Alain Madelin, ce n’est pas simplement la loi de la majorité, c’est aussi la protection des droits de la minorité, au contraire des dictatures, qui ne les respectent que pour autant qu’ils leur sont utiles – jusqu’à l’explosion finale.

L’autre choix consiste à ne rien faire. À laisser les fondamentalistes prospérer en profitant d’élections libres avant de les truquer au tour suivant. On créerait ainsi de nouvelles dictatures à l’iranienne, ou à l’afghane du temps des talibans. Et l’on sait ce que cela finit par coûter en termes de mouvements d’émigration, de guerre contre le terrorisme, et de guerre tout court – comme en Irak ou en Afghanistan. L’investissement en démocratie paraît bien être, en dépit de tout, le plus rentable financièrement et le moins coûteux en vies humaines. On aurait mieux fait d’investir en Afghanistan avant que les talibans n’y fabriquent leur guêpier. Ensuite, c’est long et difficile à détruire.
Par François d'Orcival - Valeursactuelles.com
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