Méditerranée : "Les méconnaissances sont abyssales!"

Beaucoup de recherches restent à mener pour bien connaître la Méditerranée sous tous ses aspects nous explique Abdelghani Chehbouni, chercheur en hydrologie à l’IRD. L’urgence : mettre en réseau tous les laboratoires sur les deux rives de la Méditerranée. Extrait du hors série de Sciences et Avenir spécial Méditerranée.

Sciences et Avenir: Quel est l’objectif du programme de recherche Mistrals que vous co-dirigez ?
Abdelghani Chehbouni: Il va s’intéresser à tous les aspects climatiques, écologiques, socio-économiques de la Méditerranée, pour répondre à une question : quelle «habitabilité» pour les hommes dans cette région au cours de ce siècle ? Face aux enjeux liés à la disponibilité de la ressource en eau, la pollution de la mer et des sols (lire Petits plastiques, gros dégâts en Méditerranée), la perte de biodiversité, la sécurité alimentaire et l’énergie, il faut, pour définir une politique, les constats les plus précis possibles, et intégrer les sciences humaines. Car ces phénomènes vont avoir un impact important sur l’activité des Méditerranéens. C’est pourquoi nous voulons mettre en réseau tous les laboratoires qui traitent de ces questions, quels que soient leurs sujets d’étude. Les climatologues se connaissent entre eux, les océanologues aussi, les modélisateurs du climat constituent une autre communauté. Si nous voulons comprendre comment réagit globalement cette région, il faut que toutes ces communautés scientifiques se parlent.

Le constat général est qu’on manque de données sur la Méditerranée. Les méconnaissances sont abyssales ! La biodiversité en dessous de quelques dizaines de mètres de profondeur est quasi inconnue. On mesure mal la pollution de ce milieu et son impact sur la vie aquatique. Les modèles ne sont pas précis, il faut qu’ils soient calés, nourris et validés par des données récoltées sur le terrain. Construire un réseau de mesures pérennes : des bouées fournissant des données en continu via les satellites, des images spatiales, des observatoires sur toutes les côtes, des campagnes scientifiques régulières.

Quel type de relations voulez-vous bâtir avec le Sud ?
En général, les équipes d’une même discipline se connaissent et coopèrent au gré des opportunités (programmes bilatéraux ou de l’Union européenne). Mistrals est une opportunité unique pour construire des collaborations durables entre les équipes des deux rives de la Méditerranée, au-delà des barrières disciplinaires. Nous devons pour cela renforcer nos liens avec les laboratoires au Sud, les aider à consolider leurs réseaux d’observation. Il existe déjà des pôles très compétents. Les laboratoires libanais sont très bons en risques sismiques, l’Egypte a d’excellents chercheurs en biotechnologies dans le domaine agricole, le Maroc des compétences en gestion de l’eau, les techniques d’information et communication sont très développées en Tunisie. L’Europe n’a pas à imposer quoi que ce soit, et nous ne devons certainement pas leur dire ce qu’ils doivent faire. Il faut travailler ensemble et en partenariat selon quatre « co » : co-construire, co-piloter, co-financer, co-évaluer.

Qu’attendez-vous des sciences humaines ?
Pendant des années, nous avons pensé que les solutions aux problèmes environnementaux ou plus généralement de développement étaient techniques, mais les sciences humaines et sociales ont un rôle majeur pour assurer le lien, « le pont », entre les avancées techniques et la formulation de la politique publique. Elles peuvent expliquer comment les sociétés réagissent aux pressions actuelles sur leur environnement, identifier les techniques d’adaptation socialement et culturellement acceptables et, encore une fois, aider à faire en sorte que les résultats de la recherche soient intégrés au processus de décision politique.
De grandes tensions agitent le monde arabe. Les révolutions tunisienne et égyptienne sont le fait de jeunes éduqués qui n’ont pas accès aux fonctions pour lesquelles ils ont été formés. C’est un formidable encouragement que de voir ces aspirations être suffisamment puissantes pour renverser des régimes dictatoriaux. Les Méditerranéens vont devoir non seulement s’adapter au changement climatique dans un contexte de forte croissance démographique, mais aussi accompagner ce vent de liberté qui souffle sur la région. C’est un avenir périlleux, mais aussi une formidable opportunité. Une génération arrive, qui est consciente de ce qui l’attend et entend bien agir pour améliorer son sort sur son sol. Il faut l’aider à prendre son destin en main. C’est une revendication politique, pas une émeute sporadique de la pauvreté ou de la faim. La preuve ? Ces révolutions ont commencé en Tunisie, le pays du pourtour sud de la Méditerranée où l’on vit le mieux dans le monde arabe.

Et en dehors de la recherche ?
Mistrals va porter ses efforts sur la formation et, à terme, sur l’innovation. Les domaines qui vont être explorés sont potentiellement porteurs d’emplois et de dynamisme économique. [...] Les besoins en gestion de l’énergie, de l’eau, les énergies renouvelables, les nouveaux modes de transport, l’adaptation de l’agriculture ne sont pas actuellement satisfaits. Il existe un énorme besoin d’ingénierie dans ces pays, et le potentiel humain est là. Cela passe par des structures d’incubation des innovations, l’aide à la création d’entreprises innovantes, les transferts de technologie. L’adaptation au réchauffement climatique va demander énormément de technologies nouvelles mais va aussi entraîner des changements sociaux importants. Il faudra de nombreuses compétences dans tous les domaines pour ne pas faire d’erreurs et éviter les désastres que les plus pessimistes prédisent.
(1)Mistrals: Mediterranean Integrated Studies At Regional and Local Scales. Abdelghani Chehbouni est directeur scientifique du programme Mistrals avec Etienne Ruellan du CNRS/INSU. Chehbouni est par ailleurs directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), représentant de l’IRD en Egypte et au Moyen-Orient.

Propos recueillis par Loïc Chauveau - Hors série de Sciences et Avenir - n°167 juillet-août 2011
http://www.sciencesetavenir.fr/actualite/nature-environnement/20110624.OBS5813/mediterranee-les-meconnaissances-sont-abyssales.html

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