Dans un contexte financier morose, le festival Itinérances tient bon la rampe. En attendant que de nouveaux soutiens viennent à sa rescousse et suppléer à la rigueur glaciale bruxelloise, le programme s’appuyait plus que jamais sur ses fondamentaux : importance des projections scolaires grâce à la qualité des œuvres qui sont proposées aux jeunes et à leurs enseignants, initiatives bienvenues envers les familles, les minorités discriminées et les populations habitant le territoire cévenol et qui tentent de faire exister son cinéma.
Il est donc normal qu’une bonne moitié ( à l’image de leur proportion dans la programmation ) des films ci-après soient consacrés à l’adolescence et que les intéressés s’y fassent entendre…
Un tour d’abord, vers le tout public, le familial, la communauté. Dans le programme de cette édition 2017, le rôle du collectif alésien La Méditerranée dans un fauteuil, composé par huit associations actives dans le socio-culturel, l’emploi, l’intégration et les quartiers, apparaît non seulement symbolique de cette collégialité opposée à l’économie de crise, mais plus important encore qu’à l’accoutumée. Avec un nombre porte bonheur de films présentés, le collectif présentait un programme fourni, à forte teneur documentaire mais pas seulement. Retour sur trois films beaux et fiers…
De mémoire, le droit des femmes a certes toujours donné lieu ici à des présentations de films importants. Le premier des trois films que nous avons pu voir de cette sélection était, et on s’en félicite, une avant-première, À mon âge je me cache encore pour fumer, film algérien réalisé par Rayhana. Film dédié au dedans et au dehors et dont le cinéma doit désormais porter de par le monde une parole qui n’était d’abord que théâtrale. Œuvre au féminin dans tous les sens du terme, des épidermes moites aux tréfonds des consciences où il est question depuis cette voix off en ouverture, d’intimité et d’identité féminines. Les hommes au contraire y sont gardés à distance, les deux seuls représentants positifs étant un vendeur de cigarette complice et un enfant un peu benêt. Les autres sont fourbes et aussi prompts au meurtre en bande organisée qu’au viol. C’est d’ailleurs cette scène à la dérobée, un horrible « petit fait vrai » dramaturgique, acte conjugal animal et sans amour, qui fait retomber l’envolée première dans la réalité à deux vitesses de l’Algérie des années 80. A cette époque où les femmes jouissaient encore de quelques libertés héritées du rôle des moudjahidines de la guerre d’indépendance ( voir à ce titre les beaux personnages chez Nadir Mokhnèche ), le terrorisme du FIS orientait la vie des algériennes dans une direction plus liberticide. Ainsi louvoie Fatima, entre dégoût du foyer et insécurité de la rue.
L’autocensure, la limitation des libertés sont donc ici un sujet important, au delà du drame à vif centré sur quelques heures d’une journée pas tout à fait comme les autres. Si le film est résolument militant et compte avec la participation symbolique de Hiam Abbass dans le rôle principal, stature propre à parler à l’ensemble des femmes musulmanes comme à toutes les spectatrices internationales et in fine, aux spectateurs, il s’affirme aussi comme un grand film populaire, par sa manière d’articuler les aspects dramatiques et très crus avec la farce ou différents niveaux d’humour. Sa protagoniste évolue au sein d’un univers choral représentant une vue en coupe de cette société de l’époque, à un moment où le retour du religieux était encore minoritaire et manière de rappeler sur quoi s’est fondée cette nouvelle société. En toute logique, le film est un presque huis-clos dans un endroit traditionnellement réservé aux femmes, où elles devraient en théorie avoir toute latitude pour gérer des problèmes relevant exclusivement du féminin. Ou presque, car celui qui a mis enceinte la jeune fille devrait avoir son mot à dire, ne serait-ce que pour assumer et dans l’utopie, la défendre. En l’absence de prince charmant de contes de fées, elles deviennent toutes solidaires. Ou presque. Car l’intégrisme y est décrit symboliquement, comme une voie de garage. À mon âge ravive des blessures, histoire de dire quelques vérités. D’abord que le fondamentalisme menace le ciment culturel. On sait gré à Rayhana de laisser divaguer son regard de cinéaste dans ce hammam mythologique, retrouvé ici à Thessalonique, loin des regards et des pressions et qui n’est pas déjà sans évoquer le naturalisme de Férid Boughedir et son important Halfaouine l’enfant des terrasses, tourné à Tunis durant ces mêmes années où se déroule l’intrigue. Le point de vue masculin, le trouble érotique adolescent à la base de ce film pionnier, s’est ici inversé. Grandir, c’est bien vite se retrouver directement dans des problématiques complexes, vivre un amour qui n’est jamais égalitaire, la femme se retrouvant seule sous le voile des désillusions à devoir gérer ses grossesses et ses traumatismes. Alors si les beaux plans composés rappellent bien entendu les peintres orientalistes, le regard n’est que peu attiré par la beauté des corps alanguis mais bien par la grandeur de ces âmes naturellement en résistance.
La cinéaste a convoqué un casting exceptionnel de comédiennes algériennes, à commencer par la légendaire Biyouna, ici sur la frontière qui sépare la mère la pudeur de la femme indépendante, mais en dehors de toutes contingences. Sans varier son jeu et son débit habituel, elle porte néanmoins toute l’ambiguïté de femmes qui ont bien vite capitulé devant l’oppression masculine. Nadia Kaci, qui a souvent incarnée l’image moderne de l’algérienne contemporaine, représente une autre de ces facettes, celle de l’enseignante menacée par les intégristes dans l’exercice de sa profession et qui se retrouve obligée de porter le voile sans jamais y adhérer. Si on ajoute les innocentes ( Lina Soualem ), les victimes ( Sarah Layssac, dans le rôle de Nadia, agressée autrefois à l’acide ) – Fadila Belkebla ayant elle la lourde charge de porter les deux – et celle qui a fait le deuil de sa féminité au nom de dieu quitte à en appeler à la violence ( la très belle Nassima Benchicou dans le rôle de Zahia ), cette multitude, cette constellation de femmes est un corps organique où chacune incarne un aspect de la problématique. Le scénario parvient à gérer cette difficile choralité en rendant son rôle premier à la parole, triviale ou mythique, en jouant sur toute la distance qui sépare le conte de la réalité sociale ou historique, campant avec élégance sur cette corde sensible et difficile à accorder, la fable. Mais parce que l’engagement individuel et charnel de chacune de ces artistes éclate à l’écran comme un défi, il est bien difficile d’épingler quelques petits défauts au regard de tant de qualités humaines et cinématographiques. Sans faire étalage de sa virtuosité ( bien présente dans les scènes en extérieur ou dans la narration ), la cinéaste échappe à l’écueil du théâtre filmé – et n’oublions pas qu’elle est l’Auteure et Metteuse en scène de la pièce – laissant pourtant ce chœur antique occuper tout l’espace pour délivrer son chant polyphonique appelé à résonner dans le monde entier, à l’image d’une volée de foulards remis au vent pour quitter les terres d’Islam. Normal que les hommes y soient plus sensibles quand d’aussi grandes actrices viennent nous rire au nez.
Le collectif avait aussi sélectionné un beau film du jeune cinéma italien en la présence de Fiore de l’italien Claudio Giovannesi sorti en mars dernier. Issu du jazz, de la radio et de la critique cinéma, Giovannesi est l’auteur de six courts-métrages et quatre longs depuis 2002, régulièrement primés en France ou en Italie. Découvert à la Quinzaine, ce film réaliste et délicat tranche avec le tout venant du film de prison ou des films d’ados délinquants. Il décolle même du genre ( Mery pour toujours de Marco Risi… ) pour égaler, voire surpasser les meilleurs opus d’un Gianni Amelio. Sans doute parce qu’il colle au plus près son duo amoureux et nous révèle la formidable et sensuelle Daphne Scoccia. Certes, il est modeste et plus près du documentaire que de ces grands classiques italiens dont les pleureuses de la critique n’en finissent jamais quarante ans plus tard de commenter la disparition. Le travail avec les comédiens est la première grande réussite du cinéaste en laissant affleurer les émotions étouffées par l’organisation rigide du système carcéral ( on comparera par exemple à la romance un peu terne entre Adèle Exarchopoulos et Guillaume Galliène dans Éperdument sorti l’an passé ). La plupart des enjeux importants passent ainsi par les regards de Josh et de Daphné et leurs échanges qui parviennent à avoir lieu à travers les barreaux et grillages (mention à cette scène où Daphné, la face écrasée contre la grille, tente d’une bouche avide d’aspirer à elle les bulles de savon envoyées par Josh comme si elles contenaient tous les baisers d’une nuit ). Giovannesi laisse monter le désir de vivre, celui d’aimer envers et contre tout éclatant dans ces moments érotiques, son filmage tel la pointe qui tatoue la filiation inévitable, au ras des visages et des chairs, touché par la fièvre et la grâce. Claudio Giovannesi prend à bras le corps le parti pris de ces personnages et ne quitte jamais la ligne de cette injustice, ramenant le système carcéral et le tout répressif à ce qu’ils sont, une incurie d’un autre âge. Mais ceci sans avoir besoin de forcer le trait, échappant à la plupart des codes de représentation des matons, travailleurs sociaux et autres directeurs. Il réussit en outre une très jolie scène de famille douce amère, étendant aussi la notion d’enfermement à un pays qui ne laisse aucune place à la jeunesse dans le jeu social. In extremis, son couple échappe à son destin dans un beau final romantique et touchant, moins par déterminisme que dans une prise de position évidente et courageuse. Las, jeune espoir du rap transalpin, Josciua Algeri ( Josh ) est depuis décédé dans un accident de scooter. Il avait 21 ans. Fiore est donc plus que jamais cet hommage à une jeunesse qui se fane toujours trop vite.
Le collectif la Méditerranée dans un fauteuil a aussi sélectionné un documentaire à son image… Road movie qui se serait arrêté au départ pour reprendre à l’arrivée, Des clés dans la poche est un moyen métrage documentaire intense, qui allie l’utilité de sa fonction – mettre en lumière une initiative bienvenue de l’association d’aide aux mal logés Aurore – à l’exaltation plastique de ses héros du quotidien. Cette richesse vient de l’union fraternelle d’Édouard ( l’aîné, animateur de longue date de l’émission Périphéries sur France inter ) et Stan ( le « jeune », le cinéaste documentaire révélé par Des hommes ) Zambeaux. Des Zambeaux filmant des gens beaux ? Cela n’a rien d’un gag et pas non plus d’un chemin de croix, même si certains parcours sont un peu « cabossés ». Parce que le combat des frères se porte contre le misérabilisme journalistique d’une part, contre le jugement d’une partie privilégiée de la société envers la partie la moins favorisée de l’autre. Car même les amis de Stéphane tentent de l’en convaincre, « il ne faut pas traîner avec des plus faibles que soi ». Mais ici, ce que les uns disent, les gens beaux s’en balancent. La collaboration régulière d’Édouard avec l’association parisienne débouche naturellement sur le suivi documentaire de cette expérience de transplantation en un nouveau terreau urbain. L’association Aurore aide en effet des sans logis parisiens à retrouver un logement et une nouvelle orientation professionnelle… à Aurillac, Cantal. Le film suit donc deux célibataires Stéphane, un jeune intérimaire qui vit la rue faute de pouvoir trouver un logement et un homme plus âgé devenu SDF, Hamza, genou à terre après la séparation avec sa femme. Il présente également deux familles d’origine étrangère, l’une espagnole, lancée sur les routes après la crise économique et l’autre réfugiée politique Sri-Lankaise. La différence avec les autres films réalisés sur ces thèmes tient à la distance. Ici on est plongés dans l’intimité, partageant l’espoir de jours meilleurs, mais aussi les doutes et les désillusions. Sans filet, en tête à tête avec la galère mais aussi les joies des gens, le film s’écrit au fur et à mesure de la rencontre afin de mieux nous faire découvrir leur identité ( un parti pris que ne renierait pas le québécois André Gladu ! ).
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Par Pierre Audebert - Source de l'article Culturopoing
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