L'activité croisière explose. Ses émissions de polluants aussi. L'Europe et les ONG réclament des mesures rapides. Le monde français de la mer également
C'est un marché à 6,7 millions de passagers en Europe (24,2 dans le monde), dont 574 000 au départ de la France. Une manne pour les ports, une machine à cash pour les armateurs. Jugée ringarde il y a encore dix ans, la croisière a regagné les faveurs des vacanciers et redonne des couleurs à l'économie des ports. Persuadés qu'en ce domaine "l'offre crée la demande", les constructeurs voient toujours plus grand : 48 navires ont été commandés en Europe, dont cinq dans l'Hexagone.
Ces futurs colosses des mers, longs de plus de 300 mètres, viendront néanmoins grossir une facture environnementale déjà salée : leurs moteurs au fioul lourd crachent, le plus souvent sans filtre, oxydes de soufre, d'azote et particules fines. Un cocktail explosif pointé en 2015 par l'association France nature environnement et l'ONG allemande Nabu. Le carburant marin se révélait dans leur campagne de mesures, notamment à Marseille, "jusqu'à 3 500 fois plus polluant que celui des voitures". Un paquebot à quai faisant ronfler ses moteurs "émet autant de particules fines PM10 qu'un million de voitures en marche", assénait aussi ce rapport. Et un seul grand porte-conteneurs peut brûler "autant de combustible qu'une ville entière", avait de son côté alerté l'ONG Transport et Environnement.
La Commission européenne s'en inquiète : après avoir demandé à la France de mettre en oeuvre les règles de l'Union sur les émissions de soufre dégagées par les navires, elle pourrait porter l'affaire devant la Cour de justice européenne. L'Organisation maritime internationale a pour sa part fixé le 1er janvier 2020 pour la généralisation du seuil maximal de soufre à 0,5 % sur toutes les mers du globe, hors Zeca (1). Il est aujourd'hui de 1,5 % pour les navires de passagers.
Ces coups de semonce, le monde de la mer les entend. "Nous ne faisons pas rien", protestait ainsi vendredi face à la presse la directrice du Grand port maritime de Marseille, Christine Cabau-Woehrel. Le site s'enorgueillit d'avoir en 2017 créé un branchement à quai pour les trois navires de La Méridionale : une première en France. "Ce sont ainsi 500 escales qui ne génèrent plus de nuisances", appuie le GPMM, "soit plus de 3 000 véhicules par jour" pour les PM10 et le CO2, ou plus de... "65 000 pour les oxydes d'azote". Selon les modélisations d'Air Paca, association de surveillance de la qualité de l'air, partenaire du port, le transport maritime produit 33 % de l'oxyde d'azote présent dans l'atmosphère marseillaise. Il serait aussi à l'origine de 13 % des PM10. "Le problème concerne surtout les jours de brise de mer, relève Dominique Robin, directeur d'Air Paca. Car le vent rabat alors les polluants en zone urbaine." À noter que lors d'escales de plus de deux heures, les navires doivent déjà utiliser un fioul dont le taux de soufre n'excède pas 0,10 % : depuis 2010, cette loi aurait permis d'en faire chuter les émissions de 40 % à Marseille. Mais les services de l'État "manquent de moyens" pour contrôler les bateaux, regrettent les armateurs français (lire ci-dessous).
De son côté, le GPMM étudie la possibilité de nouveaux branchements à quai, pour la réparation navale. Il pourrait aussi installer des scrubbers mobiles (des filtres à fumées) et réfléchit à la mise en oeuvre du soutage de GNL, ce gaz naturel liquéfié, moins polluant. Engagé dans le projet européen Apice sur la réduction de la pollution aérienne, le port verra cette saison "trois à cinq navires (de la compagnie) MSC en escale" - comme le 10 juin, le Meraviglia - avec des cheminées munies de filtres. Comment engager un cercle vertueux ? Christine Cabau-Woehrel lance un système de "bonus" pour les bateaux les moins polluants, sous forme d'une exonération des droits de port "pouvant aller jusqu'à 10 %. Mais c'est aux armateurs de décider du moyen le plus approprié de répondre aux exigences européennes : nous, nous nous adapterons."
(1) En Zone maritime à émissions de soufre contrôlées, comme en mer Baltique ou mer du Nord, le taux de soufre dans le fioul ne doit pas dépasser 0,10 %.
De Nice à Marseille : pour les voisins des ports, la croisière abuse
Les riverains des zones portuaires de Bastia, Ajaccio, Nice, Toulon et Marseille ont décidé de se battre ensemble contre les fumées des bateaux.
Un panorama scintillant, tout en contrastes de bleus. De leurs fenêtres, le spectacle de la rade de Marseille, de Toulon, de Nice ou Bastia reste un enchantement. Et les manoeuvres des paquebots, ces nouveaux géants des mers, un spectacle toujours impressionnant.
Mais la carte postale s'écorne : "d'un doigt passé sur le rebord de la fenêtre", les riverains de ces zones portuaires disent constater chaque jour la réalité de la pollution issue du transport maritime. "On a de la suie plein les mains", décrit Daniel Moatti, chercheur associé à l'université de Nice Côte d'Azur, président de l'ANQAEV, une jeune association niçoise. Dans son reportage-choc, diffusé en janvier sur France 3, Thalassa avait fait la même démonstration. "Les particules fines générées par les panaches pénètrent profondément dans vos bronchioles, vous ne toussez pas, votre corps ne se rend compte de rien", appuie Daniel Moatti, le visage grave. Les plus petites de ces particules sont cependant responsables chaque année en France de quelque 48 000 décès prématurés. Pathologies cardio-vasculaires, cancers : "Il faut le dire qu'on est en danger", appuie un habitant du quartier de Mourepiane, dans l'arrière-port de Marseille. "La teneur en soufre des fiouls lourds utilisés par les navires en Méditerranée est de 1 500 à 3 500 fois supérieure à celle du fioul terrestre", poursuit Daniel Moatti. C'est "de 70 fois, sur les navires eux-mêmes, à 20 fois, dans les zones portuaires, supérieur aux concentrations estimées admissibles pour la santé humaine".
L'association niçoise n'est pas seule à s'alarmer : à Marseille, à Toulon, à Port- Vendres, à Bastia et Ajaccio, son combat résonne aussi. Les associations et collectifs de six ports méditerranéens viennent de cosigner une lettre ouverte adressée aux préfets de région, au préfet maritime, capitaines de port, élus et candidats aux prochaines législatives. Objectif ? Alerter sur "ces graves nuisances de pollution aérienne émise par les navires entrant, sortant et manoeuvrant" en Méditerranée. "Le sujet est assez grave pour justifier que nous regroupions nos forces", estime Lucienne Brun, de l'association marseillaise Cap au Nord. "À Toulon, qui est déjà la rade la plus polluée de France, on prévoit d'accueillir des bateaux de 330 m. Comme à Venise, où l'on voit des monstres de paquebots en pleine ville", fulmine le toulonnais Jean Ecochard, à la tête d'une fédération de 42 associations.
Les riverains réclament des mesures rapides, telles l'installation de portiques électriques, ou la généralisation des scrubbers. Mais aussi "une vigilance accrue" des services de l'État et une "identification précise" des sources de pollution atmosphérique des zones portuaires. "Nous ne sommes pas contre le développement de l'activité croisière, précisent-ils encore. Mais on peut se donner les moyens de le faire proprement."
L'analyse d'Eric Banel : "Mobiliser tous les acteurs pour créer une dynamique"
Éric Banel est le délégué général d'Armateurs de France, l'organisation française de la profession.
Eric Banel : "Dès la Cop 21, notre organisation s'est engagée sur la réduction des émissions de CO2 par les navires : moins 30 % d'ici 2030, moins 50 % en 2050. Nous faisons partie d'une coalition qui a engagé l'industrie, fait le pari de développer des techniques permettant d'atteindre ces objectifs. L'utilisation du GNL, ainsi, permettra de faire baisser les émissions de CO2 de 20 % et de rejeter très peu de soufre et d'azote.
Que préconisez-vous pour les escales ?
E.B. : Nous sommes très fiers d'avoir participé à la création d'un branchement à quai à Marseille : nous voulons l'étendre à tous les ports de France. Cela suppose néanmoins des contraintes techniques pour les ports, c'est une question d'infrastructures.
Les contraintes réglementaires peuvent-elles aussi être un atout ?
E.B. : Oui, car être plus vertueux, c'est une façon de nous distinguer : cependant, cet engagement doit impliquer toute la chaîne logistique, jusqu'au client. Si l'on mobilise tous les acteurs, on créera cette dynamique. Mais il faut que l'État ait davantage de moyens de contrôle sur les navires : si les Français sont régulièrement examinés, cela n'est pas autant le cas, chez eux, des bateaux sous pavillon étranger. Cela crée une concurrence à notre détriment."
Par Delphine Tanguy - Source de l'article La Provence
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