Nonfiction.fr - La Méditerranée est-elle un espace géographique ?
Thierry Fabre - Pour moi la Méditerranée n’est pas un espace, c’est un imaginaire. Un imaginaire construit à partir d’un espace, mais d’abord un imaginaire, un ensemble de représentations. Quand j’ai commencé à travailler sur les représentations de la Méditerranée, je suis parti de la carte d’Al-Idrisi, un géographe andalou qui travaillait pour le roi de Sicile, Roger II le Normand. Cette carte fait figurer l’Europe en bas et l’Afrique en haut. Lorsqu’on la considère, tous les repères selon lesquels nous envisageons la Méditerranée comme espace se trouvent bouleversés.
Je me suis rendu compte en découvrant cet objet que nous avions imprimés des cartes mentales et qu’elles n’étaient pas anodines, que ces cartes mentales pouvaient être contestables. Ce renversement du regard et de la perspective fut vraiment le point de départ de mon travail sur les représentations de la Méditerranée. J’ai travaillé alors avec dix chercheurs et écrivains venus de dix pays différents pour arriver, à partir des textes, à une approche comparée de ce que peut être la Méditerranée à travers dix récits. Il s’agissait de déplier les strates, les généalogies de la Méditerranée pour tenter de comprendre plus clairement de quoi il s’agit.
Alors de quoi s’agit-il ? La Méditerranée est un objet insaisissable. C’est un peu comme la ligne d’horizon, plus on s’en approche, plus elle s’éloigne. Elle a pourtant la consistance d’un récit, un récit insaisissable qui lui donne un côté borgésien. Son " plan de consistance " pour reprendre un concept de Deleuze est celui du récit, son identité est une identité narrative. On ne peut pas la figer dans une essence ou dans un espace. Elle est travaillée par le récit, depuis l’Odyssée jusqu’à Cavafy ou Camus.
La Méditerranée est un piège si on veut l’enfermer dans une définition essentialiste, elle se révèle pourtant extrêmement pertinente comme cadre de compréhension du monde lorsqu’on veut justement éviter les logiques dichotomiques et frontales telles qu’on a voulu nous les imposer, notamment après le 11 septembre et le discours sur le choc des civilisations.
Nonfiction.fr - A quand remonte donc cette idée méditerranéenne ?
Thierry Fabre - On commence à parler de " la " Méditerranée, petit à petit entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. On passe d’un nom commun qui désigne une mer entre les terres à un nom propre et même à une valeur. En même temps que naît la notion de civilisation, la Méditerranée prend une consistance imaginaire. Les Français jouent un rôle important dans ce processus, car la Méditerranée comme représentation est une construction du Sud par le Nord.
Il n’y a pas de représentation de la Méditerranée à cette époque dans le monde ottoman ou dans le monde arabe et le développement d’un imaginaire européen de la Méditerranée est très lié à l’expédition de Bonaparte en Egypte, acte fondateur de la pénétration de la modernité dans le monde musulman. Al Gabarti le chroniqueur égyptien de l’expédition ne parle bien sûr à aucun moment de la Méditerranée.
C’est dans le sillage de cette rencontre que les penseurs du Sud commencent à envisager la Méditerranée dans un sens voisin des Européens. Rifaa al Tahtawi, envoyé à Paris par Mohamed Ali pour accompagner des étudiants égyptiens, évoquant la " mer blanche intermédiaire". Le voyage de Rifaa al Tahtawi à Paris est aussi le fruit de ce discours sur la modernité, sur la civilisation, sur le rêve des St. Simoniens qui vont jouer un rôle important en Egypte. C’est eux qui diffuseront l’idée d’une Méditerranée comme lit nuptial entre l’Orient et l’Occident. Polytechniciens, leur vision de la Méditerranée est celle d’utopistes concrets qui envisagent un système de transports, de connexions et dont est issu le projet du Canal de Suez. Leur entreprise montre qu’un imaginaire peut être créateur d’histoire.
Nonfiction.fr - Cet imaginaire est avant tout occidental…
Thierry Fabre - Oui, mais il a été réapproprié. Ce que je disais sur Tahtawi est vrai un siècle plus tard pour le grand écrivain Tahar Hussein. Le rapport entre les imaginaires et les représentations de la Méditerranée est forcément déséquilibré. Il correspond à l’état du rapport de forces entre le Nord et le Sud au XVIIIe siècle, au moment où cela bascule et que l’Europe affirme sa domination. L’impérialisme, le colonialisme définissent un monde méditerranéen qui est principalement un monde européen.
Nonfiction.fr - Dans cette perspective comment distinguer la naissance de l’idée méditerranéenne de celle de l’orientalisme ?
Thierry Fabre - L’orientalisme comme le dit Edward Saïd , c’est la construction d’un autre selon soi. L’idée méditerranéenne ce n’est pas ça, c’est la construction d’un monde commun…
Nonfiction.fr - … qui suppose tout de même une altérité…
Thierry Fabre - Oui bien sûr, il y a de l’autre, mais ce n’est pas un autre radicalement autre. C’est un autre avec lequel on peut construire un projet commun. C’est le rêve des Saint-simoniens que j’évoquais tout à l’heure, qui n’est pas initialement un rêve de domination mais un rêve d’alliance, d’alliage. L’orientalisme est méprisant de la culture de l’autre et peut se rapporter, il est vrai, à la vision latine, exclusive, de la Méditerranée. Cette vision sera celle d’un Maurras ou d’un Louis Bertrand, puis des fascistes italiens qui ont pour seule référence l’héritage antique, vu comme usurpé par l’Islam et légitimant l’impérialisme et la colonisation. Pour eux, il s’agit de retrouver une Mare Nostrum, en se parant d’un lignage romain, de la reprendre aux barbares musulmans. A cette vision unilatérale s’oppose une vision syncrétique du monde méditerranéen qui se joue notamment dans l’esthétique. Je pense à ce qui se fait en Andalousie avec Garcia Lorca qui, avec Manuel de Falla, réinvente le cante jondo , ou à ce qui se joue autour des Cahiers du sud,et des Cahiers de Barbarie d’Armand Guibert, à savoir une Méditerranée aux sources plurielles. C’est ce qu’Emile Temime appelle le "mouvement des intellectuels des années 1930", un mouvement important dont on trouve la traduction esthétique dans le minotaure cher à Picasso. Il ne faut pas non plus négliger l’apport de Nietzsche, du Gai Savoir qui influence Camus et débouche sur la " Pensée de midi " . On voit donc bien que la Méditerranée n’appartient pas aux seuls méditerranéens, d’autres peuvent se l’approprier. La Méditerranée vagabonde et son vagabondage est entretenu, amplifié par le voyage, les migrations et la vie des diasporas. Quand on parle de Méditerranée il faut sortir des catégories dichotomiques. Regardez par exemple le livre de Jocelyne Dakhlia, Lingua franca, où elle montre que le monde colonial et le monde post-colonial ont fait disparaître la lingua franca méditerranéenne, cette langue d’échanges qui n’existait pas seulement dans les ports mais servait aussi à la diplomatie et même dans le monde des femmes. C’était une langue d’interactions, d’échanges et de circulations. Les interactions ont donc été profondes, il y a toujours de l’Autre en Méditerranée. Je pense à la figure du métèque chère à Moustaki, lui le Grec d’Alexandrie, il y a toujours du métèque en Méditerranée, et tant mieux ! En Méditerranée il y a éventuellement un " propre ", mais le pur n’existe pas.
Nonfiction.fr - Refuser d’aborder le questionnement méditerranéen par des dichotomies, des définitions fixes et des ensembles homogènes ne nous invite-t-il pas à le faire sur le plan de la pensée symbolique ?
Thierry Fabre - Oui et le problème c’est qu’on ne l’a justement pas assez abordé sur le plan symbolique. Dans le monde universitaire les approches sont souvent trop rationnelles, alors que les symboles construisent une vision du monde. C’est aussi la raison pour laquelle le recours aux artistes est extrêmement fertile. Je pense à Michelangelo Pistoletto qui a fait une très belle table en miroir de la Méditerranée dont il fait l’expression même de la convivienta . C’est un objet miroir symbole du syncrétisme autour duquel on peut se rassembler, se retrouver. La Méditerranée appartient à un registre de pensée visionnaire, poétique. On ne peut pas approcher la Méditerranée si l’on évacue la dimension symbolique qui appartient à ces mêmes artistes, poètes, peintres ou sculpteurs. Pour aborder la Méditerranée dont je parle il faut se placer sur le plan de l’imaginal cher à Henry Corbin , plan que la connaissance hypothético-déductive n’arrive pas à restituer et que le texte même ne peut aborder que partiellement. Pour penser la Méditerranée, il ne faut pas s’enfermer dans une vision uniquement rationnelle et textuelle, il faut étendre ses références aux domaines des images, des symboles, des formes. C’est d’ailleurs tout le sens de l’exposition d’ouverture du MUCEM que je prépare, "Le Noir et Bleu, un rêve Méditerranéen. "
Nonfiction.fr - Si la Méditerranée existe dans cet entre-deux, entre réel et imaginaire quelle peut-être la pertinence des projets institutionnels qui voudraient s’y greffer ?
Nonfiction.fr - Si la Méditerranée existe dans cet entre-deux, entre réel et imaginaire quelle peut-être la pertinence des projets institutionnels qui voudraient s’y greffer ?
Thierry Fabre - Vouloir transformer cet imaginaire en projet institutionnel pose problème. Ce n’est pas un hasard si le processus de Barcelone et l’Union pour la Méditerranée se sont évanouis dans la réalité des confrontations politiques. Je pense cependant que la Méditerranée est un sillage fertile pour l’Europe. Elle offre la possibilité de définir un territoire commun, un monde de significations communes. C’est pour cela que je m’occupe des Rencontres d’Avérroès depuis dix-huit ans. Elles portaient cette année sur le thème " l’Europe et l’Islam, la liberté ou la peur ? " Il s’agit de dépasser le face à face pour privilégier le côte-à-côte des sociétés.
Nonfiction.fr - La logique de face à face a pourtant structuré l’histoire de la Méditerranée…
Thierry Fabre - C’est justement contre cela qu’il nous faut agir. En Europe on a toujours voulu construire des coupures, des séparations, et cela continue aujourd’hui. Dans les années 1930, on a voulu construire une séparation avec le monde juif et aujourd’hui, c’est dans le rapport à l’Islam. Il me semble justement que ce qui est très important dans le monde méditerranéen, c’est l’héritage judéo-arabe associé à l’héritage gréco-latin. C’est la conjonction d’Athènes et de Rome à Cordoue et à Jérusalem, qui sont les capitales symboliques à travers lesquelles la circulation des héritages doit être pensée, dans le temps long mais aussi dans ce qu’il y a de plus contemporain. L’horizon méditerranéen, le rapport à l’idée méditerranéenne permet de sortir de cette logique de distinction et de rejet qui marque l’histoire européenne. Il peut construire, aussi bien dans une Europe traversée par des phénomènes de migrations et de diaspora qu’hors d’Europe, un monde commun. La perspective méditerranéenne, riche d’imaginaires, de modes de vie, de récits pleins d’élan peut apporter beaucoup à une part de l’Europe que je trouve un peu trop triste et vieillissante !
Nonfiction.fr - Dans cet ordre d’idée, la Méditerranée n’est-elle pas le terrain privilégiée de la pensée de la relation portée en son temps par Edouard Glissant et dont ses successeurs ont repris le flambeau ?
Thierry Fabre - Absolument. Il y des liens. A certains égards le travail de Glissant sur la poétique de la relation, sur la créolisation peut s’appliquer à la Méditerranée. Cependant sa pensée de la créolisation est horizontale, rhizomatique. La question de la Méditerranée est plus compliquée que ça dans la mesure où le monde méditerranéen est construit sur de grandes verticalités monothéistes qui structurent durablement les appartenances et qui ne sont pas près de s’effacer. La question du métissage est complexe en Méditerranée, car on s’y marie au plus près. Comme Germaine Tillion l’a très bien montré dans Le Harem et les cousins, il y a un entre soi méditerranéen, des systèmes familiaux relativement fermés.
La puissance des appartenances religieuses conserve d’importantes distinctions dont la persistance des interdits alimentaires, par exemple, sont une preuve. Il y a eu bien sûr des circulations, des interactions, des formes cosmopolites qui ont pu avoir lieu dans le monde méditerranéen, à des périodes historiques que la construction des Etats-nations a fait disparaître. Je pense à la fin des villes cosmopolites comme Constantinople, Smyrne, Thessalonique ou Alexandrie, villes plurielles qui n’ont pas survécu aux nationalismes divers. Les Etats-nations se construisent sur des identités exclusives, alors que les identités de ces villes étaient évidement multiples. Mais cette multiplicité qui a périclité au Sud se manifeste aujourd’hui au Nord.
Autrefois, c’est le Nord qui était plutôt homogène et le Sud qui était multiple. La construction des Etats-nations en son sein a fait partir les minoritaires, Juifs, Grecs, Italiens, Levantins, installés depuis des siècles voire des millénaires au sud de la Méditerranée. Mais aujourd’hui les identités multiples, le cosmopolitisme se joue dans les grandes villes du Nord. C’est d’ailleurs ce que l’Europe a bien du mal à assumer, c’est un défi majeur qu’elle doit surmonter. Il faut pourtant inventer un nouveau mode de vivre ensemble et c’est à cet égard que l’imaginaire méditerranéen a un rôle à jouer, il peut servir de ciment, d’imaginaire partagé. Il existe un style de vie méditerranéen du XXIème siècle qui pourrait être une forme d’alternative à l’American way of life. Il y a là un enjeu central car à travers un style de vie se joue un modèle de production et de consommation. Or l’American way of life n’est plus tenable à l’échelle de la planète. Il faut inventer autre chose, qui soit attrayant, désirable et porteur d’autres valeurs que celles de la consommation…
Il s’agit, en outre, de mettre l’accent sur ce que l’on partage pour combattre les discours fondés sur des antagonismes frontaux, sur des replis identitaires qui sont d’abord dirigés contre l’Islam et les musulmans. Et c’est urgent. Nous sommes sur une pente qui pourrait nous entrainer loin, il n’y a qu’à voir les crimes d’Anders Breivik en Norvège, qu’il justifie au nom de la pureté chrétienne de l’Europe contre l’invasion musulmane. C’est là que l’horizon méditerranéen a un rôle à jouer, d’autant plus que la question méditerranéenne n’est plus extérieure à l’Europe mais intérieure et qu’elle ne concerne pas que ses villes côtières.
Nonfiction.fr - La construction de ce monde et de cet imaginaire commun dont la nécessité est très actuelle ne passe-t-il pas dès lors par des investigations historiques ? Il s’agirait dans ce cas d’une histoire qui abandonnerait les structurations géographiques, nationales ou chronologiques pour mettre en valeur les palimpsestes culturels propre au monde méditerranéen…
Thierry Fabre - Tout à fait, et c’est pour cela qu’il faut convoquer la notion de généalogie, récuser la pureté des héritages, montrer leur pluralité. Lorsque j’ai lancé la revue, La Pensée de midi nous avions préparé avec Jean-Claude Izzo , un premier numéro sur le thème " Provence-Méditerranée, les territoires de l’appartenance " Il est sorti en 2000, à un moment où dans les villes du sud de la France, à Vitrolles, à Toulon, à Orange, l’extrême-droite était en position de force, jouant sur un registre qui, dans la tradition maurassienne, alliait nationalisme et régionalisme au nom du provençalisme. Elle dévoyait l’imaginaire et l’héritage provençal en lui donnant une signification univoque et exclusive.
Tout l’enjeu était pour nous de montrer la pluralité des héritages provençaux et l’intimité culturelle de la Provence avec le monde méditerranéen, de rendre sensible cette réalité par des références à l’histoire, de signifier un trait d’union entre Provence et Méditerranée Il s’agissait de rappeler que c’était au moment des troubadours que la Provence a été la plus grande sur le plan littéraire et poétique. Or comme l’a montré Emmanuel Lévi-Provençal les troubadours provençaux ont été complètement influencés et nourris par les muwashshahs , les Zadjals de la poésie arabo-andalouse.
Non seulement cette pluralité des généalogies est attestée mais elle est une source de grandeur. Le rétrécissement à l’Un, à une source, à un héritage est extrêmement néfaste. On voit bien ce que cela produit en Catalogne. Le catalanisme risque de tuer la fertilité créatrice de Barcelone et de cette région plurielle au carrefour d’influences diverses parce qu’il faut penser en catalan, écrire en catalan, produire des artistes catalans dans les théâtres etc. Et on trouve des phénomènes semblables un peu partout en Europe mais aussi sur l’autre rive de la Méditerranée avec les islamistes, qui ont une vision exclusive et mono-centrée de la culture.
C’est déplorable mais nous n’avons pas le droit de rester dans la déploration par rapport à cela, il faut dépasser ces mouvements en inspirant un imaginaire méditerranéen pour le XXIe siècle et vous avez raison de dire que c’est par le palimpseste qu’on pourra y arriver. C’est en disant la multiplicité des sources, des héritages. Mais si on peut le montrer à travers l’histoire on peut aussi le montrer dans la fertilité de la création contemporaine. Il y a aujourd’hui une Méditerranée créatrice, des formes musicales, architecturales, littéraires qui sont l’expression d’un syncrétisme méditerranéen extrêmement vivant dont on parle trop peu dans les medias.
Nonfiction.fr - A cet égard, quelles pourront être selon vous les conséquences des mutations en cours dans le monde arabe, eut égard à leur récupération par des mouvements conservateurs ?
Thierry Fabre - Le problème c’est qu’après l’enthousiasme des révolutions arabes on est rapidement retombé dans le registre de la peur, on s’est mis à s’alarmer du retour des islamistes selon des clés de lectures culturalistes… Il se trouve évidement qu’on a affaire à des mouvements conservateurs mais comment ne pas voir leurs pendants européens ? Les partis islamistes sont avant tout des partis conservateurs comme il en existe ailleurs et qui, me semble t-il, ne gagneront pas longtemps parce que ces sociétés sont jeunes, les moins de 25 ans y sont majoritaires. Cela m’étonnerait que les islamistes répondent à leurs attentes !
Les démographes, tels que Philippe Fargues ou Emmanuel Todd et Youssef Courbage, les auteurs du Rendez-vous des civilisations ont compris ces mutations en profondeur et l’effet génération qui se produit sous nos yeux. Cette jeune génération est extrêmement fertile, elle porte une création contemporaine grâce à laquelle les catégories obsolètes de l’orientalisme et de la peur de l’Islam peuvent être dépassées. Pour citer Rimbaud " Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ".
Il y a donc quelque chose de prometteur mais peut-être que cela tournera court. Peut-être que la violence à l’œuvre, que les régressions politico-identitaires et les peurs de part et d’autre, au lieu de donner lieu à des phénomènes de rencontre, de syncrétisme, d’alliage vont au contraire générer des frontières et des nationalismes réarmés. Je crains en particulier l’alliance entre les conservateurs dans l’islam et les militaires…La perspective de mouvements politico-identitaires populistes alimentés par les crises économiques et financières qui les confortent dans leurs dynamiques de repli est tout à fait envisageable. Pourquoi cependant considérer que c’est le seul horizon ? Pourquoi ne pas choisir de vivre dans le principe espérance ? Pour les jeunes générations, le jeu de palimpseste que nous avons évoqué va de soi car ils bougent, ils sont dans le temps du monde. Reste à ce qu’ils trouvent toute leur place dans l’espace public et cela n’est pas gagné. Mais il faut les accompagner, ne pas les laisser isolés face aux pouvoirs des militaires et des barbus !
Nonfiction.fr - Et pourtant, les esprits paraissent disponibles à cela, malgré tout…
Thierry Fabre - C’est vrai mais regardez la stigmatisation dont font l’objet les musulmans venus du sud de la Méditerranée… Je suis d’accord avec Jean Baubérot quand il nous invite à remplacer dans les prises de position le mot " musulman " par le mot "juif ". Si vous tentez l’expérience, et bien vous trouvez un discours que nous connaissons bien, il est comparable à celui de l’extrême droite des années 1930. C’est ce contexte-là qui rend nécessaire la réflexion sur la Méditerranée, qui lui donne toute son actualité.
Nonfiction.fr - C’est quoi alors " votre " Méditerranée ?
Thierry Fabre - Ma Méditerranée n’est pas passéiste, patrimoniale, celle des ruines grecques ou romaines. Il faut bien sûr conserver cet héritage mais ce qu’il est impérieux de penser c’est la Méditerranée du XXIe siècle qui a à 60 ou 70% moins de 25 ans au Sud et à l’Est. C’est là que notre avenir se trouve. C’est ça qui est porteur d’avenir et c’est là que tout se joue entre le renforcement des dynamiques de confrontation et la construction d’un monde commun.
Nonfiction.fr - Et pratiquement, comment le construire ce monde commun ?
Thierry Fabre - Par la culture. Il faut mettre en place des lieux de rencontres et de débats, ouvrir des espaces de sens. C’est l’idée que je me fais du MUCEM à Marseille, qui en plus d’être un musée consacré aux civilisations sera un lieu de débats, de conférences, de spectacles… Il pourra ainsi devenir un des lieux de la Méditerranée créatrice. Il faut aussi des revues, des livres et surtout, de la traduction ! Par rapport à un avion de combat ou à un char d’assaut, que coûte un vaste programme de traduction qui peut faire circuler de la connaissance à travers l’espace méditerranéen, et pas simplement dans une vision Nord-Sud mais de manière circulaire?
Si l’on veut mettre en place des politiques publiques visant à créer de l’interconnaissance, il y a des dispositifs connus : des communautés d’images, des banques de programmes, d’archives, des programmes d’échanges entre étudiants… C’est de cela dont nous avons besoin, d’une multiplicité d’initiatives, de mesures autonomes, empiriques bien plus que de grands dispositifs politico-institutionnels… Mettons l’accent sur la culture, sur ces jeunes générations qui sont en attente de sens, de connaissance, de compréhension et créons de possibles mondes communs… La musique, par exemple, est un merveilleux lieu de circulation !
Je viens de clôturer les rencontres d’Averroès avec un magnifique concert de Titi Robin avec Les Rives . Il dit qu’il a découvert dans son travail un patrimoine musical méditerranéen commun. Il ne l’a pas fait en tant que théoricien, il l’a fait en tant que praticien de la musique, en tant qu’artiste. Les artistes sont des plaques sensibles, des révélateurs, l’œuvre de Titi Robin est une magnifique expression de ce dont nous sommes en train de parler. Et la Méditerranée de Titi Robin, c’est un cercle ouvert sur l’ailleurs, ce n’est pas un espace géographique. Elle commence en Inde, elle va jusqu’à Tanger, elle est ouverte à l’universel, elle est sans contour mais elle prend forme à la manière d’une matrice ouverte. Il fait circuler de la joie dans un continent dépressif qui a peur de son avenir. La Méditerranée, la sienne, celle des artistes est porteuse d’autres promesses. J’ai bien conscience qu’il y a du tragique, qu’il y a de la violence, qu’il y a de la haine, qu’il y a de la guerre, je ne suis pas dans une visions irénique. Mais il y a aussi une énergie créatrice, il y a quelque chose qui est à notre portée et dont on devrait se saisir. Il y a là un une chance pour l’Europe si elle ne veut pas s’enfoncer dans la dépression et participer à l’invention d’un style de vie pour le XXIème siècle…
Propos recueillis par Allan Kaval - Nonfiction
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