Nonfiction.fr - En tant que politiste quel sens donnez-vous à l’idée de Méditerranée ?
Dorothée Schmid - Les discours qui défendent l’idée d’une unité ou d’une identité méditerranéenne sont marqués par une approche culturaliste de la région finalement très française. Je ne pense pas qu’elle va survivre. La Méditerranée est une catégorie littéraire plus qu’une réalité géopolitique, c’est quasiment une œuvre d’art. Et c’est d’ailleurs uniquement comme cela qu’elle fait sens.Le problème c’est qu’en matière politique, ça ne prend pas.
Nonfiction.fr - Selon vous c’est particulièrement le cas dans l’approche française de la question méditerranéenne ?
Dorothée Schmid - Il n’y a qu’à lire les discours prononcés par Nicolas Sarkozy sur la question, discours écrits par Henri Guaino. Ils condensent des références éclatées sans prise avec la réalité du terrain. La vision qui en est donnée est d’ailleurs très ethnocentrée. La Méditerranée dont le récit est développé par Guaino c’est la Mare Nostrum des Romains et son unité perdue, celle que l’on retrouve dans la tradition latine et catholique. On éclipse complètement la Méditerranée ottomane et musulmane. Cette Méditerranée là est la Méditerranée des obsessions françaises. Elle n’a choqué personne chez nous mais a suscité certaines incompréhensions du côté de nos partenaires européens.
Nonfiction.fr - Toute approche visant à mettre en avant certaines similarités, une certaine identité méditerranéenne ne relèverait donc que du seul imaginaire politique ?
Dorothée Schmid - On voit bien qu’en Méditerranée ce sont les partenariats culturels qui marchent le mieux, ces projets qui abondent dans le sens de l’invention d’un monde commun assez utopique. C’est d’ailleurs paradoxal puisque ces programmes sont ceux qui ont reçu le moins d’argent. Je pense qu’il faut se méfier des approximations inspirées par la tradition braudelienne et qui mettent en scène un espace méditerranéen qui dépasserait la mer elle-même. La Méditerranée est certes un lieu d’échange où différents types de culture ont été mis en contact et il est évident que les gens ont emprunté les uns aux autres. Cela ne signifie pas pour autant que la Méditerranée est un espace unifié. La Méditerranée a toujours été un espace de conflit qui ne peut être uni que par une puissance hégémonique.
Nonfiction.fr - Mais ces considérations concernent les états et les puissances plus que les sociétés humaines…
Dorothée Schmid - Il y a des gens qui habitent autour de la Méditerranée mais la Méditerranée n’est pas créatrice d’un solide monde méditerranéen en mesure d’insuffler une envie de vivre ensemble où de fonder une communauté politique. Les considérations culturalistes sur l’unité méditerranéenne ont d’abord servi de justification aux politiques de puissances visant à contrôler cet espace. Dans l’histoire de l’expansion française en Méditerranée depuis l’expédition de Napoléon en Egypte, on peut observer que les savants sont chargés de créer des catégories méditerranéenne visant à fournir une justification rationnelle à l’unité du monde méditerranéen en mettant en rapport des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres.
Nonfiction.fr - La Méditerranée dont nous parlons n’est donc rien de plus qu’un prétexte à la domination ?
Dorothée Schmid - C’est aussi un système de croyance et un espace de création de mythes. Politiquement cela ne fait pas sens et économiquement cela n’en fait pas non plus. Aujourd’hui il n’y a pas d’économie méditerranéenne, de régionalisme méditerranéen significatif comme en Asie du sud-est. Au sud on trouve des pays rentiers placés les uns à côté des autres et au nord plusieurs puissances qui sont ou ont été des puissances mondiales. Ces pays du Nord et du Sud n’ont que peu en commun sur le plan économique, ils commercent peu. Les investissements au sud viennent en partie d’Europe mais beaucoup du Golfe qui a peut-être plus en commun avec les pays du sud de la Méditerranée que les pays européens. Il n’y a donc que sur le plan de l’imaginaire qu’on trouve cet espace mythifié qui n’est tenable que d’une certaine manière, sur certains points et surtout quand on est un acteur du nord et surtout quand on est Français ou Catalan. Les Arabes n’ont pas de conscience méditerranéenne, les Israéliens non plus. Si les Algériens ont une histoire commune avec les français et que les liens sont - qu’on le veuille ou non - étroits entre les deux pays, qu’ont-ils de commun avec les Chypriotes ? Même les Italiens n’ont pas de réelle conscience méditerranéenne, puisque leur unité s’est faite par le nord.
Nonfiction.fr - Quelque soit la manière dont on aborde la question, il s’agirait donc toujours d’une projection et jamais d’une réalité sociale en construction?
Dorothée Schmid - Il n’y a pas plus de sociologie méditerranéenne que d’économie méditerranéenne. Aucun modèle social commun n’émerge, c’est plutôt le contraire. Il n’y a qu’à voir au sud la diffusion de nouvelles normes de moralisme islamique. A moins de postuler un retour du religieux au nord comparable à ce qui se passe dans les pays musulmans, on est plutôt parti pour un approfondissement du clivage entre les deux rives.
Nonfiction.fr - Comment qualifier, dès lors, tous les discours qui visent à mettre en avant une communauté méditerranéenne ?
Dorothée Schmid - Le méditérranéisme dont relèvent ces discours est une construction artificielle, c’est une construction communautaire somme toute assez généreuse mais qui présente le défaut de mêler des considérations littéraires à des clés de lectures à prétention sociale, anthropologique ou politique. Même les écrits de portée scientifique sur la Méditerranée ont une dimension littéraire. C’est en partie ce qui fait la qualité des textes de Braudel. Par ailleurs quand on parle de la Méditerranée il a toujours une certaine forme de métonymie qui fait qu’on ne parle pas vraiment de ce dont on parle. Lorsqu’on évoque par exemple les migrations en Méditerranée, on parle en fait des migrations du sud vers le nord et en particulier du Maghreb vers l’Europe
Propos recueillis par Allan Kaval - Nonfiction.fr
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