Akram Belkaïd est journaliste indépendant, il travaille en particulier pour le Monde Diplomatique. C’est en tant que professeur d’économie et de finances qu’il traite des dimensions économiques et sociales des transitions démocratiques et des révoltes en Méditerranée, dans le cadre d’un colloque organisé par l’Université Libre de la Méditerranée, qui s’est tenu à Bruxelles du 8 au 14 juillet 2012.
Akram Belkaïd annonce : « rien ne se fera sans l’économie ». Pourtant, il remarque que les écrits sur le « printemps arabe » minimisent souvent le rôle de l’économie. Ces écrits évoquent rapidement les conditions qui ont fait qu’un jeune chômeur tunisien se soit immolé par le feu parce qu’on lui avait retiré son outil de travail, mais portent ensuite l’analyse sur d’autres termes, comme l’évolution des mouvements islamistes ou les questions d’identité. Ces questions sont bien entendu très importantes, mais Akram Belkaïd considère que l’économie mériterait une plus grande attention et une plus grande part d’analyse dans la lecture des événements. Non seulement l’économie est l’une des raisons majeures de ce qui arrive aujourd’hui dans le monde arabe, mais elle risque d’être l’un des principaux facteurs d’échec des transitions démocratiques dans lesquelles les pays arabes s’engagent.
Akram Belkaïd définit son champ d’analyse plus spécifiquement aux deux pays les plus avancés dans le processus de transition, la Tunisie et l’Egypte. Les expériences de ces deux pays posent des questions fondamentales sur le plan de l’économie, et sont d’autant plus intéressantes à analyser dans la mesure où elles pourraient s’appliquer à d’autres pays arabes.
Akram Belkaïd s’interroge sur les
causes du printemps arabe. Au-delà des raisons « connues » telles que
l’atteinte à la dignité des personnes, la corruption des dirigeants, le manque
de liberté, il distingue aussi l’échec des politiques économiques des pays
arabes. Akram Belkaïd montre que la situation réelle des pays arabes du sud de
la Méditerranée en 2011 était un échec sur le plan économique : croissances
insuffisantes, réticence des investisseurs étrangers à s’installer dans une
région peu stable, fuite des capitaux estimée à 15 milliards de dollars. Ce
dernier élément révèle des milieux d’affaires locaux qui eux-mêmes ne croient
pas en l’avenir de leur pays, puisqu’ils en font sortir leur argent. Un marché
du travail incapable d’absorber les jeunes diplômés a aussi contribué à cet
échec économique, particulièrement en Tunisie depuis la décennie 2000. Mis à
part les pays du Golfe, qui ont une structure économique différente parce que
ce sont des pays rentiers, Akram Belkaïd rend compte d’un monde arabe qui est «
à la traîne ». Il s’agirait de la région du monde la plus touchée par les
problèmes socio-économiques, l’Afrique subsaharienne étant plus performante
dans certains domaines.
Cependant, l’échec de ces
politiques économiques n’était pas avoué en 2011. L’Egypte et la Tunisie
étaient présentées comme les bons élèves des institutions financières
internationales. Aujourd’hui, on s’est rendu compte que les dirigeants de ces
deux pays avaient délibérément falsifiés un certain nombre de statistiques pour
donner une image plus positive de leur situation économique, en minorant le
chômage des jeunes et les difficultés monétaires, en exagérant le niveau des
exportations.
Cette politique avait permis à
l’Egypte d’arriver en tête de tous les classements de la Banque mondiale,
d’être présentée comme un pays qui réformait le mieux et qui serait le premier
pays arabe à faire son entrée dans l’OCDE. La Tunisie quant à elle était perçue
comme un « modèle » avec ses lois d’inspiration libérale et son ouverture du commerce.
Mais la réalité et les problèmes sont apparus dès lors que la façade s’est
lézardée, laissant apparaître des pays non aptes à résoudre un problème majeur
: le chômage. Selon Akram Belkaïd, c’est cette incapacité, combinée à un manque
de liberté, qui a préparé l’avènement de la révolution. Akram Belkaïd insiste
sur l’importance de l’emploi et déplore que cette donnée essentielle soit trop
souvent oubliée.
La capacité à offrir un emploi à
chacun, pour qu’il puisse conduire sa vie lui-même, est d’abord la grande
faillite économique des pays arabes, ensuite tout l’enjeu des transitions en
cours. Selon Akram Belkaïd, l’enjeu n’est pas tant dans des questions
identitaires, mais plutôt dans la question de savoir si les nouveaux dirigeants
seront capables de faire mieux et de créer des emplois.
En tant qu’économiste, Akram
Belkaïd estime que la situation du monde arabe jusqu’à 2011 est un cas d’école
qui peut remettre en cause les sciences économiques telles qu’on les enseigne
aujourd’hui. Pendant longtemps, la Tunisie et l’Egypte étaient louées pour la
croissance de leur PIB, or il s’est avéré que la fascination pour le PIB a
conduit à faire de mauvais diagnostics. En fait, ne parler que de croissance
économique en faisant du PIB le repère fondamental était une erreur. D’autres
indicateurs sont nécessaires dans l’analyse du monde arabe : l’IDH en
particulier donne une meilleure idée de la réalité économique, tous les pays
arabes étant en queue du classement établi par le PNUD, et la plupart au-delà
de la centième place.
Akram Belkaïd aborde la question
centrale de la transition démocratique : comment répondre à ces deux objectifs
majeurs que sont l’emploi et l’infrastructure ? La stabilité d’un pays et une
transition démocratique réussie passent par la capacité à offrir des emplois et
des infrastructures à la population. La Tunisie apparaît comme scindée en deux,
entre un littoral plus ou moins équipé et attractif et une région intérieure
qui a besoin d’infrastructures et d’emplois.
Cette situation devrait être au
cœur des débats politiques, or Akram Belkaïd déplore qu’en Tunisie, en Egypte,
ou même en Libye lors de la récente campagne électorale, les débats électoraux
aient été focalisés sur les questions d’identité. La grande erreur des partis
non religieux est de ne pas avoir essayé de placer le débat sur le domaine
économique, où ils avaient des arguments à faire entendre par rapport aux
partis islamistes. Selon Akram Belkaïd, l’agitation révolutionnaire en Egypte
n’aurait pas eu lieu sans les dures grèves dans plusieurs secteurs, notamment
celui du textile dans la vallée du Nil. De même en Tunisie, toutes les
manifestations de la jeunesse tunisienne n’auraient pas existé sans les grèves
dans les bassins miniers et la répression qui s’ensuivit.
Les islamistes ont adoptés des
positions assez ambiguës sur ces sujets-là : en Egypte, le courant des Frères
musulmans a été ouvertement hostile aux mouvements sociaux, il n’a pas soutenu
les grévistes de la vallée du Nil. Akram Belkaïd remarque une incapacité à placer
le débat sur la question fondamentale : « quelle est votre politique économique
? » ou encore « comment financer emplois et infrastructures ? »
Akram Belkaïd affirme,
contrairement à une idée reçue, que les pays du sud de la Méditerranée sont
riches et que l’épargne locale existe. Or le problème est que le secteur
bancaire n’est pas apte à financer le développement économique et les
entreprises privées, et qu’il a très peu le « goût du risque ». Il s’agit alors
de trouver des idées qui permettront d’utiliser l’épargne pour investir dans
l’infrastructure, ce qui nécessite une politique économique clairement
identifiée.
Or le président égyptien
nouvellement élu parle très peu d’économie et se concentre sur des problèmes du
quotidien, comme les nuisances sonores, la circulation au Caire, les déchets.
Se limiter à ces questions de bon sens révèle un programme économique qui n’est
pas clairement établi.
Quel est donc le choix
fondamental en matière d’économie qui doit être fait ? Ce choix va-t-il dans le
sens d’une ouverture économique, d’un protectionnisme, de privatisations ?
Le protectionnisme est presque un
mot tabou, or la création d’emplois se fait d’abord grâce à ses propres
activités économiques industrielles. Il est impossible de créer des activités
économiques en Tunisie ou en Egypte en ouvrant dans le même temps totalement
ses frontières. Une période d’une vingtaine d’années destinée à protéger ses
entreprises est nécessaire. En effet, confronter les entrepreneurs à la
concurrence internationale immédiate reviendrait à les condamner.
Pour illustrer les nouveaux choix
que demanderait une privatisation, Akram Belkaïd évoque l’exemple de l’électricité
en Tunisie. Le gouvernement de Ben Ali a toujours refusé de privatiser
l’électricité, malgré d’importantes pressions du FMI et de l’Union européenne.
Aujourd’hui, connaissant l’inclinaison néo-libérale des islamistes de Nahda, il
n’est pas exclu qu’ils mettent en vente une partie de la STEG, la compagnie
d’électricité en Tunisie, au nom de l’urgence budgétaire.
Par ailleurs, le discours actuel
des milieux d’affaires internationaux à l’égard du sud de la Méditerranée prône
le partenariat public-privé comme solution idéale. C’est une manière de
privatiser sans le faire, puisque l’Etat garde un droit de regard, mais c’est
le partenaire privé qui fait tout fonctionner. Cela implique un Etat fort,
capable de vérifier ce que fait le privé, or la tendance actuelle est à
l’affaiblissement des Etats. Le FMI demande au Caire ou à Alger de diminuer les
dépenses publiques et les effectifs du secteur public. Cette question cruciale
du rôle de l’Etat dans les développements économiques n’est cependant pas
abordée par les régimes de transition.
Akram Belkaïd pose enfin la
question du partenariat économique. En période de transition, que faire des
accords internationaux conclus précédemment ? L’accord signé en 1995 entre la
Tunisie et l’Union européenne avait pour objectif de légitimer le régime de Ben
Ali. Lorsqu’un régime dictatorial signe des accords internationaux, il obtient
une reconnaissance et délivre un double message, affirmant d’une part à la
communauté internationale qu’il en fait partie et qu’il ne peut en être exclu,
prouvant d’autre part à sa population qu’il est légitime. Or Akram Belkaïd
constate que la majorité des évaluations de ces accords sont négatives. Ces
accords se sont fait au détriment des pays du sud de la Méditerranée, ils ont
entraînés la disparition de centaines d’entreprises locales et une baisse des
recettes budgétaires.
Aujourd’hui, puisque les régimes
sont censés être le reflet de leur propre population et de ses attentes,
pourquoi ne s’engage-t-on pas dans la renégociation, dans la réévaluation de
ces accords ? Ce débat n’est pas abordé alors qu’il est fondamental, rappelle
Akram Belkaïd. L’Europe est en effet le premier partenaire commercial des pays
du monde arabe. L’Egypte devrait renégocier l’accord de libre-échange signé
avec les Etats-Unis, accord qui ne visait en pas à améliorer l’économie
égyptienne, mais à renforcer la légitimité du régime de Moubarak par rapport au
Congrès américain. Le silence des partis politiques sur place, notamment des
islamistes, montre combien cette question reste épineuse puisqu’elle risquerait
de remettre en cause des alliances politiques.
Akram Belkaïd conclut par une
dernière interrogation, celle du modèle économique. Une dictature pouvait
imposer ce qu’elle voulait à sa population. Dans le cas de la Tunisie, «
l’offre » tunisienne pour attirer les investisseurs était la garantie d’un
environnement où ni les syndicats, ni les travailleurs ne poseraient de
problème, sous peine de se retrouver en prison. Aujourd’hui, alors que
théoriquement travailleurs et syndicalistes ont des droits, il s’avère que le
modèle économique sur lequel se sont bâties la Tunisie et l’Egypte, avec des
salaires bas et très peu de droits sociaux, sont remis en cause. Akram Belkaïd
précise que emplois ne signifie pas seulement des salaires, mais aussi une
protection sociale et des droits, comme le droit à la grève, le droit de se
syndiquer ou de demander des augmentations.
Le modèle économique a donc
changé et devrait être au centre des débats, parce qu’un régime qui est
officiellement démocratique sur le plan politique ne peut imposer une dictature
économique. A cet égard, les régimes de transition en Egypte ou en Tunisie ont
été tentés de « mater » les mouvements de contestation par la force. Akram
Belkaïd met en garde contre cet usage de la force pour imposer des modèles
économiques divers, qui risquerait de faire déraper les transitions
démocratiques.
Par Astrid Colonna Walewski
Source de l'information Les Clés du Moyen Orient
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