Quatre ans après la mise en exergue des aspirations réformistes des sociétés de la rive sud de la Méditerranée, qui bouleversa profondément le Maghreb et le fit évoluer vers davantage de démocratie – modernisme constitutionnel, libéralisme politique, souveraineté populaire et nationale, et in fine vers une gouvernance qui se décline de manière moins asymétrique, plus inclusive et solidaire – force est néanmoins, hélas, de constater, que c’est le terrorisme qui désormais fait figure d’épouvantail.
Sans doute, cette menace globale, partagée demeure la seule apte à enfin réunir les Maghrébins entre eux, préalable à une intégration transméditerranéenne, que nous sommes nombreux à attendre.
Le prix des Révolutions qui mirent fin aux régimes des présidents Ben Ali, Khadafi et Moubarak, fut non seulement économique, mais aussi dramatiquement humain. Pire, au-delà des centaines de morts de l'Avenue Bourguiba, des combats dans les rues de Syrte et de Misrata, de la place Tahrir, ce sont désormais de nouvelles victimes collatérales qu'il convient d'ajouter au triste bilan du « Printemps arabe ».
En cette aube de printemps 2015, il convient d'y ajouter les 1 500 morts en Égypte, dont 700 issus des forces de l'ordre ; les 17 décédés à l'occasion de l'attentat contre le café Argana à Marrakech, en avril 2011 ; les 38 otages tués lors de l'attaque sur le site gazier d'In Amenas dans le Sahara algérien, en janvier 2013 ; les neuf morts à l'occasion de l'attaque de l'Hôtel Corinthia de Tripoli, en janvier dernier, ou encore, plus récemment, les 21 victimes de l'attaque du Musée du Bardo de Tunis, le 18 mars.
Pire, ils sont désormais près de 12 000 combattants - tunisiens, marocains, algériens, égyptiens, selon l'estimation des forces de sécurité de leurs pays respectifs - à avoir fait le chemin du Djihad armé en Libye, Syrie, Mali, Irak ; chiffre qu'il faut agglomérer à celui des 5 000 à 8 000 jeunes européens, dont certains binationaux... Véritable bombe à retardement qui risque d'exploser de part et d'autre de Mare Nostrum, qui en perturbe son potentiel, son attractivité, et met en danger son envol économique.
Pourtant, depuis le 14 janvier 2010 et l'immolation du marchand de légumes de Sidi Bouzid - le tunisien Mohamed Bouazizi, dont le geste désespéré allait incarner « post-mortem » la révolution de Jasmin - le déclenchement du « jeu de domino » révolutionnaire vouant aux gémonies les régimes autocratiques, népotistes et corrompus à Tunis, à Tripoli, au Caire et à Sanaa, laissait présager un « bel avenir » économique, du Maghreb au Levant.
Quatre années après ce que l'on a coutume d'appeler le « Printemps arabe », sans que l'ensemble du monde arabo-musulman n'ait d'ailleurs succombé aux mêmes aspirations populaires et générationnelles, il est saisissant de constater l'état anxiogène dans lequel les sociétés du Nord et du Sud se trouvent en cette aube de nouveau Printemps, qui s'annonçait pourtant sous les meilleurs auspices.
Le coût économique gigantesque du Printemps arabe
Ce Printemps 2015 fait ainsi figure de paradoxe stratégique. Apparente contradiction, en effet, qui voit d'un côté le terrorisme s'ancrer durablement sur le continent africain, et de l'autre côté, l'élection démocratique du président tunisien Beji Caïd Essebsi en décembre 2014, des constitutions réformistes et modernistes égyptienne (janvier 2014), tunisienne (février 2014), des avancées en matière de régionalisation induite par la nouvelle Constitution marocaine (juillet 2011) ou encore les timides avancées en matière d'un développement territorial plus équilibré entre centre et périphérie, eu égard à la révision de la Constitution algérienne (mai 2014).
L'on sait les raisons intrinsèques ayant mû les processus révolutionnaires et réformistes. Les causes en sont communes. Elles résident, sans doute, dans le hiatus devenu inacceptable entre peuple et un ultralibéralisme économique qui, non régulé, oppresse collectivement plus qu'il n'enrichit individuellement. Elles s'expliquent, aussi, par une injustice sociale devenue criante à tous les échelons de la société et en particulier à travers ceux pourtant censés réguler et protéger les citoyens, notamment ceux se sentant marginalisés et exclus du développement, jeunes et notamment jeunes diplômés ignorés des mannes d'une croissance certes issue d'une économie de rente, mais aux résultats qui n'avaient rien à envier aux économies du Nord du bassin méditerranéen. Elles témoignent, très certainement également, d'une démocratie politique en faillite, dont peu d'exemples d'aboutissement véritablement républicain, inclusif, solidaire et égalitaire, ne peuvent témoigner.
Bien sûr, n'oublions pas le coût économique gigantesque du « Printemps arabe », que certains estiment à près de 600 milliards d'euros. L'on en connaît les lignes de force : taux de chômage toujours très élevé (entre 20 et 30%, davantage concernant les jeunes diplômés), taux de pauvreté toujours très élevé (15% en Tunisie, 40% en Égypte), chute des taux de croissance annuelle (6% en moyenne avant les Révolutions, contre guère plus de 1,5 % aujourd'hui), hausse exponentielle des déficits publics, du poids de la dette et de l'inflation (8,6 % en Égypte, 6,4 % en Tunisie).
Ceux qui veulent moderniser l'Islam
face à ceux qui veulent islamiser la modernité
L'esprit réformiste et révolutionnaire aux racines profondes à la fois africaines, maghrébines, arabes, berbères, n'en révèle pas moins un autre état de fait : celui du changement directionnel des équilibres stratégiques. Aux relations déséquilibrées Nord/Sud est en train de se substituer une relation plus souple Sud/Sud dans laquelle la reconnaissance de la souveraineté nationale et populaire est devenue le principal argument des nouveaux responsables nés des transitions. La balle est donc désormais dans le camp de tous ceux qui souhaitent associer développement et territoires, qui souhaitent juguler l'asymétrie du développement et qui entendent lier sécurité et ce même développement.
Un puissant débat existe, en parallèle de ces nouvelles réalités géoéconomiques et géopolitiques. Il vient définitivement battre en brèche la notion des conflits entre civilisations et remet au goût du jour celui d'une réflexion interne à la civilisation arabo-musulmane, certes balbutiante, mais engagée entre « humanistes » et « littéralistes ».
Il vise à départager, ceux qui voudraient soumettre davantage l'Islam au « Progrès » et à la « Raison », tendant à vouloir « moderniser l'Islam » et ceux, à l'instar des mouvements salafistes, qui veulent leur damer le pion auprès de l'opinion publique, en restant dans la posture traditionnelle visant à « islamiser la modernité » : la différence est de taille. Il est coutume de rappeler que quinze siècles les séparent !
Pour l'instant, cette « rue arabe » qui a fait entendre sa voix le long de l'avenue Bourguiba de Tunis et en écho sur la place Tahrir du Caire, a semblé dans une première phase, plutôt encline à croire que le redressement économique et politique du Maghreb passait par les islamistes plus pragmatiques.
L'échec d'Ennadha, au pouvoir en Tunisie entre 2011 et 2013, et des Frères musulmans en Égypte, scellé par la destitution du président Mohamed Morsi, en juin 2013, après une année de gestion erratique du pouvoir, est venu sensiblement changer la donne. Le Maroc fait figure d'exception notable, eu égard à la bonne gestion du gouvernement de Abdelilah Benkirane (Parti de la Justice et du Développement, PJD) depuis sa désignation comme premier ministre par le Roi Mohamed VI, en novembre 2011.
Désormais, ce sont des « contre-révolutionnaires » qui sont aux manettes et leurs premiers soucis sont d'ordre économique... Un récent rapport de l'OCDE rappelait que la mise en place d'une économie et d'une démocratie sociale, s'inscrivant dans une démarche réellement participative, est le premier dossier auquel devront s'atteler les nouveaux responsables politiques. C'est ainsi, avec des réformes structurelles, parfois douloureuses, eu égard aux 150 000 fonctionnaires tunisiens, par exemple, que le PIB/hab pourrait être rehaussé de 70% d'ici à 2060 ! C'est aussi et surtout par ce biais que l'on pourra assécher, durablement, le terreau de la désespérance sociale dont se nourrissent les populismes et extrémismes armés. Au-delà, la dynamique Sud-Sud semble définitivement mettre en lumière de nouveaux parrainages dans les relations internationales qui voient la Turquie, le Brésil, l'Inde, la Chine, les Émirats pétroliers et gaziers du Golfe, en premier lieu desquels le Qatar, avoir été tant les bras que les têtes de ses mouvements...
Du Mare Nostrum au " Sahel Nostrum "
La perception, que l'on se situe à Paris ou à Washington, en est pourtant « clivante ». Elle nous invite à reconsidérer ce « Printemps arabe » dans un mouvement et une aire géographique plus globale. Les Américains continuent à voir, en effet, les mouvements démocratiques des quatre années écoulées s'inscrire dans une logique « socioculturelle » englobant l'ensemble de l'aire arabo-musulmane, correspondant peu ou prou aux 22 pays appartenant à la Ligue arabe et remettant au goût du jour leur projet de « Grand Moyen-Orient » (BMENA, Broder Middle East and North Africa, élaboré à l'occasion du G8 de Sea Island, en Géorgie, en juin 2004). L'on comprend ce que cette perception « fusionnelle » et « horizontale », allant de Casablanca à Karachi a d'artificiel et dangereux.
Il est ainsi de la responsabilité et de la lucidité des Européens, de penser davantage dans une logique « verticale », dans une perspective euroafricaine, pour laquelle l'espace Méditerranéen est à concevoir la fois comme passerelle et carrefour. À la notion de Mare Nostrum, convient-il aussi d'associer celle de Sahel Nostrum. Les États limitrophes de cette « Mer d'eau » et de cette « Mer de sable » font, du reste, face aux mêmes insécurités communes, parmi lesquelles le défi du terrorisme est le plus prégnant.
On ne peut comprendre, en effet, la mal-gouvernance dans chacune des deux zones (atlantico/sahelo-saharienne et maghrébine/méditerranéenne) sans prendre en compte les convergences inhérentes à ces deux aires de flux et influx liés aux instabilités limitrophes de l'une à l'égard de l'autre. C'est cette « profondeur stratégique » associée à une meilleure prise en compte du concept de la « sécurité profonde », associant davantage les acteurs étatiques aux réalités et représentations non gouvernementales qu'il convient de prendre en compte. Ni le développement socio-économique, ni la sécurité ne peuvent se concevoir en « silo », ou dans une logique de « Ligne Maginot ».
L'émergence de la société civile
Bref, c'est aujourd'hui cette « société civile », qui s'est longtemps cherchée un espace d'expression autonome ou de substitution, qui fait désormais figure de troisième pilier (à côté de celui de l'Exécutif et du Législatif). Société civile devenue un acteur à part entière, à travers la notion de la sécurité humaine, de sécurisation du développement territorial, c'est-à-dire celle qui affecte le quotidien des citoyens.
Sans doute pourrait-on aussi et surtout y voir l'accomplissement, enfin permis par l'avènement de la démocratie sur les rives méridionales de la Méditerranée, d'une coopération, voire d'une intégration euroafricaine tant sur le plan diplomatique, liant 82 États entre eux (les 54 du continent africain et les 28 de l'UE) qu'économique.
Les espaces méditerranéens, africain et européen sont, en effet, des bassins de vie qui, du Nord au Sud, engloberont d'ici à 2025 près d'1, 5 milliard d'individus et dont, au Sud, près de la moitié de ses habitants aura moins de trente ans ; Ils sont aussi des marchés interdépendants, où les perspectives de croissance de l'ordre de 5% de part et d'autre de Mare Nostrum nous unissent inéluctablement.
Les différentes ondes de ce « Printemps arabe » vont-elles ainsi réveiller d'autres belles endormies, devenues urgentes à relancer ? C'est le cas de l'Union du Maghreb arabe (UMA), laissée en jachère depuis sa création en 1989, ou encore l'Union pour la Méditerranée (UMP), belle idée coopérative réduite au volet méridional de la politique européenne de voisinage. C'est également, le cas d'un « 5+5 » à élargir en un « 5+5+5 » liant agendas latino-européen, atlantico-méditerranéen et sahélo-saharien, réunissant dans un même ensemble de dialogue et de proposition les cinq pays latins de l'UE (Portugal, Espagne, France, Italie, Malte) aux cinq États maghrébins (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye - bien que, actuellement disloquée, elle ne soit guère en position d'assumer son rôle) auxquels, il faut ajouter désormais le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina-Faso et le Sénégal ?
C'est, en tout état de cause, un enjeu supplémentaire pour ne pas rester de nouveau autiste face à une réalité stratégique en recomposition accélérée, dont l'asymétrie et la volatilité des menaces nous sont apparues avec surprise avec les attentats du 11 janvier 2015 sur la rive Nord, à Paris, et son « pendant » symbolique, sur la rive Sud, jeudi 19 mars dernier, à Tunis.
Par Emmanuel Dupuy (Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)
Source de l'article La Tibune
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