À l'heure où les grandes entreprises anticipent le fait que c'est dans ce grand espace intégré "Europe-Méditerranée-Afrique" que vont se densifier, dans les années à venir, les échanges de biens, les flux de capitaux et les flux d'information, et que va s’accroître la mobilité des hommes, quelle politique "de voisinage" rénovée l'Europe doit-elle être capable de proposer à son Sud ?
Jean-Louis Guigou, Délégué général fondateur de l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed, Paris) |
L'actualité au quotidien n'est pas enthousiasmante. Une Europe qui peine à retrouver les chemins de la croissance. Une Méditerranée perturbée par des guerres de religions, des dictateurs qui s'accrochent au pouvoir face à des peuples qui se révoltent, et une Afrique certes en plein boom économique, mais en proie à des risques sécuritaires, sanitaires politiques et religieux hors du commun. Pourtant, à bien y réfléchir, au-delà du visible apparent, il existe des phénomènes à bas bruits, des tendances lourdes, fortes d'espérance qui structurent le monde de demain. L'Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED, Paris) fait de la prospective et explore, recherche et valorise des tendances positives porteuses d'avenir. Nous sommes ainsi en mesure d'affirmer qu'une tendance profonde se dessine : la régionalisation de la mondialisation.
Dans cette perspective, que propose l'Europe à son Sud ? Trois initiatives récentes méritent d'être valorisées.
D'une part le 19 novembre 2014, tous les ministres européens de l'Énergie et les grands experts se sont réunis à Rome. Il en est ressorti un intérêt soutenu pour s'associer avec les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée, et notamment le Maghreb, pour mettre en place trois hubs énergétiques (électricité, gaz et énergie renouvelable). Cette stratégie découle directement du fait que les relations énergétiques avec la Russie sont dégradées et instables.
L'autre initiative concerne l'ouverture d'un débat par Jean-Claude Junker et Federica Mogherini pour réviser de façon approfondie la politique européenne de voisinage (PEV), tant avec les pays de l'Est et la Russie, qu'avec les pays du Sud de la Méditerranée et l'Afrique. À petits pas, l'Europe montre qu'elle redécouvre la nécessité de s'intéresser à son Sud au-delà des strictes approches à court terme liées aux opérations militaires et sécuritaires.
Au niveau des entreprises qui ont une dimension mondiale et qui sont localisées en Europe, lorsqu'on leur demande quels sont leurs découpages à l'échelle mondiale, la plupart répondent qu'elles ont pour découpage Europe - Méditerranée - Afrique (EMA) ou alors Euro - Middle East - Africa (EMEA), ce qui veut bien dire que les grandes entreprises anticipent le fait que c'est dans ce grand espace intégré « Europe - Méditerranée - Afrique » que vont se densifier, dans les années à venir, les échanges de biens, les flux de capitaux et les flux d'information, et que va s'accroitre la mobilité des hommes.
Changer de paradigme, de programme, de méthode et de comportement
Dans ce contexte de redécouverte progressive des pays du Nord pour leur Sud, IPEMED a des propositions à formuler. Parce que nous sommes un Institut de Prospective et que, selon la phrase d'Antoine de Saint-Exupéry : « L'avenir ne se prévoit pas, il se prépare. », nous formulons les propositions suivantes :
Ipemed propose trois types de changement qui pourraient être résumés ainsi :
1 - Changer de paradigme
Depuis 1995 et les Accords de Barcelone, l'Europe a imposé une réflexion sur l'espace euroméditerranéen qui, progressivement, est devenu l'Espace de Voisinage. C'était du temps où l'Europe était puissante, en croissance, ouverte, et où elle pouvait imposer aux Pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée sa vision, ses financements, ses programmes. Tout au long de cette période, les pays méditerranéens sont restés voisins, en périphérie, des marginaux dans un rapport dominant/dominé.
Depuis les révolutions arabes et la crise en Europe, les choses en bien changé. L'Europe n'est plus attractive, elle se ferme, sa croissance est faible, la crise financière se prolonge. Elle n'est plus le seul modèle de référence. Les pays du Sud relèvent la tête, les nouvelles élites qui arrivent aux commandes ne sont pas toutes fascinées uniquement par la France et l'Europe mais regardent vers le Moyen-Orient et l'Afrique. Ainsi, de marginale, la Méditerranée redevient centrale, c'est la vision de Fernand Braudel de cette Méditerranée, carrefour entre les trois continents : l'Europe, l'Asie et l'Afrique, qui ne sont séparés que par le canal de suez, le détroit de Gibraltar et le détroit de Bosphore.
À l'évidence, il faut changer de paradigme. Les nouvelles élites du Sud de la Méditerranée ne sont plus du tout « soumises » et « dépendantes » comme le furent, trop souvent, les élites du siècle passé.
2 - Changer de programme
Au cours d'une longue discussion à Beyrouth avec l'un des spécialistes de cette question, M. Charles Abdallah, nous avons pu synthétiser nos connaissances et proposer 7 programmes nouveaux, originaux.
- Redynamiser le réseau et le système éducatif
- Equipement et développement local en milieu rural
- Identité culturelle et restauration patrimoniale
Il s'agit de redonner vie au passé, de préserver et de reconstruire ce qui constituait la fierté des populations indigènes : les vieux palais, les mosquées, les systèmes d'irrigation, etc. Il s'agit à travers cette identité culturelle de valoriser l'enracinement méditerranéen et d'assurer la promotion des arts culinaires, artisanaux, musicaux, etc.
Jumelages administratifs
Au même titre que l'Europe a su mettre en place des jumelages administratifs de grande ampleur et dans la durée avec les Pays d'Europe Centrale et Orientale, il est absolument nécessaire pour les pays qui le souhaitent de leur proposer un encadrement rigoureux dans les ministères, les administrations, les hôpitaux, écoles, universités, prisons, etc. Partout où apparaissent des déficits criants, les pays de l'Est ont beaucoup apprécié ces jumelages qui duraient 4 à 5 ans avec formation sur place des nouveaux cadres dirigeants, mise en place des systèmes informatiques, modification des procédures, etc.
- Ré-industrialisation des pays de la rive Sud et Est de la Méditerranée
Nombreux sont les pays arabes qui ont eu des industries florissantes (Liban, Algérie, Maroc, etc.) Ces industries manufacturières sont tombées en désuétude par suite des accords de libre-échange, des mauvaises stratégies et la préférence pour la rente, les importations et le commerce. Or l'industrie manufacturière est absolument indispensable pour créer des emplois, impulser le développement et créer des classes moyennes. Le moment est opportun pour les pays du Sud de se réindustrialiser avec les stratégies de coproduction entre l'Europe et le Sud et avec des relocalisations venant de Chine.
- Préserver le patrimoine naturel et travailler ensemble sur les sujets d'intérêt commun
Le patrimoine naturel est très fragile en Méditerranée et avec le réchauffement climatique, les accidents et les cataclysmes vont se multiplier. Il faut donc dès maintenant s'attaquer avec détermination au stress hydrique, à la transition énergétique, à la gestion de l'eau. Travailler aux problèmes d'intérêt commun comme les migrations et la sécurité.
- Promouvoir la coopération décentralisée
La Commission Européenne devrait apporter son appui financier à toutes les collectivités européennes et aux Pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée qui veulent engager un programme de coopération dans tous les domaines de travail de la Commission. Il s'agit de laisser le libre choix entre la demande du Sud et l'offre de compétence des collectivités du Nord. La Commission Européenne devrait avoir l'humilité d'accepter qu'elle s'engage à soutenir financièrement ces projets.
- Créer un outil financier, une Banque Europe-Afrique pour l'Investissement et le Développement
Créer une Fondation qui soit le creuset de la réflexion et de la promotion de l'intégration Nord/Sud, comme la CEPAL (Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes) qui a été reconnue responsable en grande partie des grandes transformations structurelles et de développement en Amérique du Sud.
3 - Changer de méthode et de comportement
En ce qui concerne la méthode, deux transformations sont nécessaires :
Passer des méthodes top-down à des méthodes bottom-up.
Partir des besoins des populations du Sud et non pas des idées et volontés des pays du Nord.
Abandonner définitivement le libre-échange comme clé et ambition suprême et promouvoir la coproduction.
En un mot, passer de l'intégration superficielle et d'une mauvaise division du travail à une intégration en profondeur par la redistribution de l'appareil de production.
Le comportement des pays européens de la Commission doit changer radicalement. Il convient de passer d'un esprit de conquête à un esprit de partage, d'avoir l'intelligence de faire appel aux compétences locales - et non pas à l'expatriation de fonctionnaires européens, parfois incompétents.
Par Jean-Louis Guigou, délégué général fondateur de l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed, Paris) - Source de l'article La Tribune
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