A la veille du démarrage des négociations sur l’Aleca, la Tunisie doit faire un bilan des 20 ans de libre échange avec l’UE, pour éviter les erreurs du passé.
Ayant longtemps fantasmé les deux rives nord de l’atlantique, le fameux Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (TTIP) risque de tomber à l’eau. Pourtant, les experts optimistes ont martelé : la création d’un «marché transatlantique libre d’entraves» permettrait d’accélérer la croissance (+0,4% côté US, +0,5% pour l’Europe) et de créer 2 millions d’emplois. Rien ne va plus, les opinions publiques n’en veulent pas, ne pouvant plus croire aux affirmations mensongères de la mafia des multinationales.
Ne pouvons-nous pas saisir cet échec potentiel pour remettre en cause les accords dévastateurs de notre économie ?
La grande braderie des intérêts nationaux
Rappelons que quand Ben Ali commençait à pâtir d’un risque d’infiltration par l’ouest de l’intégrisme, ainsi que d’un mécontentement des intellectuels (1991-1993), il a cherché à être soutenu par un bloc politico-économique, et s’est alors jeté entre les bras de François Mitterrand pour lui vendre l’idée du rempart contre l’islamisme naissant (en Algérie). Les leaders Européens ont alors accepté de le soutenir moyennant la mise en œuvre d’un planning de levée de barrières administratives et douanières face aux marchandises européennes.
Ce fut alors l’accord d’association signé en 1995 et l’établissement progressif de la zone de libre-échange (ZLE, 1995-2008) avec l’Union européenne (UE), qui a certes donné du tonus à de grandes entreprises industrielles (appartenant à des groupes solides financièrement et cautionnés par les banques), mais a causé la torture à moult PMI privées, ainsi qu’à des entreprises publiques presque toutes vendues à la casse (Sofomeca, Socomena, Tabrid, Siter, Sogitex, Tismok, CMT, MMB, AMS, Stia, Stip, El-Fouledh, etc.).
Si le régime de Ben Ali s’est activé depuis ses premières années à déverrouiller les mécanismes de protection administrative de notre industrie, et à démanteler les barrières tarifaires face aux tsunamis de produits européens et chinois, tous les gouvernements transitoires post-révolution n’ont pas remis en cause le libéralisme suicidaire et n’ont pas osé faire le bilan de 20 ans de dé-protection de notre marché. Bien au contraire, ils se sont évertués à consolider les accords établis par la dictature arguant une obligation d’honorer nos engagements vis-à-vis de l’OMC et des «Amis de la Tunisie» quelles que soient les conséquences préjudiciables subies tant sur le plan économique que sur le plan social.
Pourtant les accords prévoyaient des «clauses d’atténuation» ou «clauses de sauvegarde» (voire de déchéance) en cas de dérapage de l’écart des flux par rapport au référentiel prospectif, surtout quand il s’agit d’un pays ayant traversé des circonstances atténuantes : révolution populaire, revendications sociales, transition démocratique, risque terroriste, etc., qui ont eu des conséquences déplaisantes sur les fondamentaux socio-économiques de la Tunisie.
Pire encore, le code des hydrocarbures, brillant par ses failles historiques non réparées, demeure en vigueur, alors que la constitution («destour») de Ben Ali a été abolie depuis le 15 janvier 2011. A ce titre, les multinationales pétrolières continuent de se couvrir par les contrats de concession d’extraction d’hydrocarbures établies sous Ben Ali, tout en jouissant des souplesses et des indulgences consignées. D’ailleurs, la Cour des comptes n’a pas hésité à tirer les sonnettes d’alarme et d’attirer l’attention du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif en vue d’engager les réparations requises, mais en vain.
Aujourd’hui, les casseroles s’accumulent: aggravation de la dépendance alimentaire et énergétique, gel de l’investissement de création de projets industriels, intensification de la précarité des PMI avec fermeture d’usines, accentuation du chômage, amplification du déficit de la balance commerciale, recours au surendettement pour boucher les trous de la balance des paiements, etc.
Tous les gouvernants consécutifs ont répété la même chanson : «Nous avons tout intérêt à respecter nos engagements. Sinon nous savons bien que les aides financières nous seront coupées et les marchés d’exportations nous seront fermés». Terrible!
C’est l’organisation de la grande braderie des intérêts nationaux. C’est le sacrifice de nos PME-PMI et de nos richesses naturelles.
C’est la poursuite de la destruction de notre industrie, de nos services publics et des marchés publics ouverts au pied de biche, jusqu’à la livraison en pâture de nos données personnelles et de nos vies intimes aux mastodontes pour nous surveiller et en faire commerce. C’est notre souveraineté qui est sacrifiée sur l’autel du libre-échangisme capitaliste, dont on n’a vu jusque-là que l’allongement des tristes files de chômeurs et de travailleurs précarisés.
Vers un bilan de 20 ans de libre-échange
La politique d’autruche continue de régner, et les négociations se poursuivent avec l’UE pour intégrer le soi-disant «statut avancé» et pour massacrer notre agriculture, déjà en détresse depuis des années. Parallèlement, des voix se sont levées pour dénoncer les accords inéquitables et asymétriques, qui conduiront à hypothéquer l’avenir de plusieurs générations et d’anéantir tout effort visant à faire de la Tunisie une société de stabilité et de prospérité.
N’est-il pas grand temps de lancer un débat sur le bilan de 20 ans de libre-échange ?
Où préfère-t-on continuer à observer au quotidien les suicides socioéconomiques ?
A l’instar des pays du sud méditerranéen, la Tunisie est considérée comme pays émergent compte tenu de l’abondance de ses ressources naturelles et de la qualification de sa population active. Ce potentiel est perçu par nos «partenaires» comme une opportunité à saisir pour alimenter leur croissance et rester dans la course pour l’hégémonie mondiale. Pour inciter la Tunisie à ratifier cet accord, l’UE avait mis en place un programme de mise à niveau de nos entreprises à hauteur de 180 millions d’euro en vue de les aider à conquérir le marché européen dans la métallurgie, le textile, la construction mécanique, les industries électriques et électroniques, le cuir et la chaussure, l’agro-alimentaire, le tourisme, et le BTP. Cependant, et dehors de textile + IME, on s’est vite rendu compte qu’il s’agissait de secteurs dans lesquels notre pays ne dispose d’aucun atout pour s’imposer sur le marché domestique ou prendre des parts de marché en Europe compte tenu des contraintes de capacité et des barrières non-tarifaires.
L’expérience montre que l’accord ZLE avec l’UE n’a pas permis d’enrayer le déséquilibre commercial avec les principaux pays, bien au contraire. Avec le démantèlement tarifaire sur les produits de liste III et surtout de la liste IV, le déficit commercial avec l’UE s’est creusé d’une année à l’autre. En outre, la baisse des recettes douanières a mis en difficulté les finances publiques et a acculé le Trésor public à augmenter la pression fiscale et l’Etat à recourir au surendettement extérieur.
A la veille du démarrage des négociations sur l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca), il y a lieu d’élaborer un diagnostic sur les 20 ans de libre-échange avec l’UE afin de:
1) évaluer les écarts des réalisations par rapport aux prévisions en termes de subventions européennes, IDE, création d’emplois, développement des exportations, balance commerciale, balance des payements, etc. ;
2) apprécier les conséquences macroéconomique de cet accord, notamment sur le secteur des industries manufacturières (les PMI en particulier) et des services annexes, et ;
3) identifier les risques et les menaces à atténuer d’un commun accord (dérapages des déséquilibres).
Sans l’élaboration de ce diagnostic critique, et sans la confection d’un avenant correctif à cet accord, il serait hasardeux ou irresponsable d’engager des négociations sur le projet d’Aleca.
A ce titre, l’examen de la structure du PIB révèle un effet de ciseaux préoccupant:
– une baisse alarmante de la part du secteur des industries manufacturières dans la formation du PIB, passant de 22% du PIB en 1993 à 15% du PIB en 2014 ;
– la relève étant assurée par la distribution moderne (grande distribution et concessionnaire auto), les services non-marchands (salaires de la fonction publique), et la téléphonie cellulaire (≈60% des profits télécoms sont actuellement transférés à l’étranger au profit des IDE).
Ce sont des activités gros-importatrices, non exportatrices, et peu créatrices d’emplois qui ont profité de la croissance, au détriment du dérapage des équilibres macroéconomiques et de l’aggravation de l’endettement extérieurs.
Assurer la cohérence des politiques économiques
L’histoire nous enseigne qu’aucun pays n’est arrivé à l’émergence industrielle grâce au libre échangisme. Comme le montrent la crise des pays sud-européens face à la locomotive allemande ainsi que l’incapacité de l’économie tunisienne à tirer profit de la mondialisation, le libre-échange a pour conséquence la soumission des Etats les plus faibles au diktat des nations les plus avancées. Un entêtement de notre part serait impardonnable face au verdict de l’histoire, car il anéantirait les acquis des quatre premières décennies ainsi que les sacrifices de nos martyrs.
L’expérience historique montre également que pour passer de la pauvreté de masse à l’émergence économique, les pays avancés ont mis en œuvre des politiques volontaristes destinées à promouvoir les «industries naissantes», qu’il s’agisse de l’Europe, des Etats Unis, du Japon ou des Dragons asiatiques. Ces politiques ont un double volet:
– d’une part, un minimum de protection du marché domestique tout en organisant un environnement favorable à l’investissement et une compétition vigoureuse entre les entreprises, et;
– d’autre part, la promotion des «industries de valorisation des richesses naturelles» et des «activités exportatrices à haute valeur ajoutée», et ce, moyennant une stratégie conquérante appuyée par des incitations idoines.
Afin d’obtenir les résultats escomptés, ces pays ont souvent mis en place des dispositifs visant à assurer la cohérence des politiques économiques, sociales et structurelles avec les objectifs à atteindre qu’il s’agisse des instruments d’infrastructure, de financement, de fiscalité, de formation, d’employabilité, de recherche & développement, etc.
Avant la révolution industrielle américaine, les Etats-Unis avaient rejeté avec force les propositions britanniques visant à instaurer le libre-échange entre les deux pays. Aujourd’hui, et bien qu’ils soient les prescripteurs du «libre-échangisme», les Etats Unis et l’UE s’ingénient à mettre en œuvre des mécanismes technico-économiques visant la protection de leurs secteurs de production (industrie, agriculture et services) contre la marchandise chinoise et sud-est asiatique, et ce, par la mise en place d’une batterie de dispositifs protectionnistes réputés «soft» : anti-dumping, normalisation, anti-OPA, anti-trust, patriotisme économique…
En revanche, la Tunisie continue à être «plus royaliste que les rois» en se conformant scrupuleusement au «libéralisme sauvage» (ou «libéralisme naïf») sans même oser enclencher les mesures de sauvegarde en raison du dérapage de la balance commerciale (pour l’importation des biens de consommation superflus) et du dérapage de la balance des paiements (pour le transfert des dividendes à l’adresse des IDE on-shore).
Alors, la Tunisie serait-elle mieux armée pour tirer profit du libre-échange avec le plus grand bloc économique du monde?
Pouvons-nous continuer à sacrifier l’avenir et l’ensemble de l’économie nationale pour protéger les intérêts des IDE sans valeur ajoutée significative, soit de sous-traitance basique, soit d’extraction de richesses naturelles exportées à l’état brut?
Ce qui est admis avec évidence, c’est que nous n’avons pas le droit de transformer durablement la Tunisie en une armée de consommateurs au bénéfice des entreprises européennes et au détriment de celles opérant dans le rectangle national.
Une analyse approfondie gagnerait à être préalablement effectuée avec la plus grande rigueur, qui devrait s’articuler autour de deux principaux axes suivants :
1) impact de l’Aleca sur l’économie, particulièrement sur la croissance, l’exportation et les grands équilibres;
2) impact de l’Aleca sur le développement social, notamment sur l’emploi et le pouvoir d’achat.
Au terme de cette étude, il se dégagera une batterie de faiblesses et de menaces, qui permettront d’ériger à une stratégie de réparation et de rattrapage des accords existants et du projet en cours de négociation.
Par Mohamed Chawki Abid (Ingénieur économiste) - Source de l'article Kapitalis
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