Les îles méditerranéennes font-elles encore rêver ?

Lieux magiques et paradisiaques pour des millions de touristes qui y séjournent chaque année, ces îles sont devenues un enfer pour des migrants en quête d’asile et d’Europe.

Les îles méditerranéennes font-elles encore rêver ?

Le 5 septembre.
Photo Sebastien Chenal. AFP
Les îles font rêver… ce propos si galvaudé dans la presse, les magazines et les brochures touristiques, a contribué à faire aujourd’hui de l’île le lieu emblématique du paradis et du rêve. 
Mais du rêve pour qui ? En Méditerranée, tout particulièrement, les îles, porteuses d’une forte charge onirique largement inspirée des grandes épopées qui les ont mises en scène depuis l’Iliade et l’Odyssée, font figures de lieux rêvés pour près de 25 millions de touristes occidentaux qui, chaque année, viennent y passer leurs vacances. C’est ainsi que les noms de Santorin, Malte, Majorque, Lampedusa résonnent dans l’esprit de ces nombreux touristes comme des lieux «à part», coupés du monde par cette barrière marine qui offre la promesse d’un séjour serein et heureux, cocons rassurants loin des tribulations du monde.

Pourtant, depuis une dizaine d’années, ces îles sont devenues des lieux de destination, ou du moins de transit, pour des milliers de migrants fuyant la guerre et la misère, notamment depuis la crise des «printemps arabes», la déstabilisation de la Libye et la guerre en Syrie qui ont jeté sur les routes de l’exil un nombre croissant de demandeurs d’asile. Avant-postes de l’Europe et situées au large des côtes turques ou nord-africaines, ces îles se sont ainsi transformées en refuges éphémères pour des hommes, des femmes et des enfants aspirant à gagner d’autres régions d’Europe. Le plus souvent, l’arrivée à Lampedusa, Malte ou Lesbos tourne rapidement au cauchemar pour ces migrants qui sont emprisonnés durant plusieurs mois dans des centres de rétention improvisés. Au printemps 2011, des centaines de familles, doublement rescapées de la guerre en Libye puis de leur passage en mer à bord d’embarcations surchargées, se sont retrouvées parquées à Malte, dans un ancien hangar militaire, infesté de germes et de rats, situé à Hal Far, un recoin inhabité du sud-est de l’île. Plus récemment à Kos, une île de la mer Egée située en face de la côte turque et dépourvue de toute structure d’accueil, les milliers de migrants syriens ou afghans, qui sont arrivés à la fin de l’été 2015, dorment dans des parcs, dans la rue, sur la plage, attendant, dans la plus grande précarité et la plus profonde inquiétude, que les autorités grecques leur délivrent un laisser-passer pour poursuivre leur route vers le nord de l’Europe.

Dans ces petits territoires, baignés par le soleil et cernés par la mer, touristes et migrants évoluent le plus souvent dans des mondes parallèles. Quelquefois, ils se croisent, comme dans cet hôtel à Paphos, à Chypre, qui fait office de structure touristique et de centre d’accueil pour demandeurs d’asile, où les touristes occupant les deux derniers étages rencontrent parfois, non sans étonnement, les migrants hébergés au premier. Plus rarement, ils se côtoient, sur une plage touristique de Lesbos ou de Chios, lorsqu’une embarcation en détresse s’échoue, faisant tomber les murs et jaillir des élans d’une humanité trop longtemps contenue. «Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu - ou bien, c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence», écrivait Gilles Deleuze. Jamais cette phrase n’a sonné de manière aussi singulière dans les îles de la Méditerranée d’aujourd’hui.

Par Nathalie Bernardie Tahir (Professeure de géographie, Université de Limoges) - Source de l'article Libération

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