Les commentateurs s’accordent à dire que la nouvelle Constitution tunisienne, parce qu’elle garantira l’égalité hommes-femmes et la liberté de culte, sera sans doute désormais un modèle pour la région MENA. Pourtant elle s'avère très faible sur un point crucial pour le développement tunisien – surtout au regard de l’histoire de la révolution tunisienne elle-même.
En effet, pour les gens ordinaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, les événements du Printemps arabe ont été causés autant par une frustration devant le manque d’opportunités économiques que par un mécontentement à l’endroit des régimes autoritaires et répressifs de la région.
Rappelons-nous : les soulèvements populaires ont été déclenchés par l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi, un petit vendeur de fruits et légumes tunisien, qui avait été harcelé par les autorités locales. Quand il lui avait été interdit par les autorités de vendre ses marchandises, confisquées avec sa carriole et sa balance, sa vie – et celle de ceux qui étaient à sa charge – a été instantanément ruinée.
Malheureusement, trois ans plus tard, les choses ne s’améliorent pas en Tunisie de ce point de vue. Alors que l’Assemblée nationale constituante du pays vote peu à peu la nouvelle Constitution tunisienne, un débat houleux a fait rage le 9 janvier à propos d’un amendement à l’article 48, qui traite des droits et libertés individuels.
L’amendement visait à intégrer la protection de la liberté économique dans la constitution et donc prévenir les cas de harcèlement arbitraire – qui avaient motivé l’acte désespéré de Bouazizi –, mais aussi freiner l’excès de réglementation populiste qui alimente notamment une corruption incontrôlée par certains responsables.
Malheureusement, l’amendement a été rejeté par un vote tenu le lendemain, avec seulement 93 voix en sa faveur, alors que 109 étaient nécessaires. Pour les adversaires de l’amendement, comme la députée Samia Abou, cet amendement imposerait au pays "une orientation économique, celle du néolibéralisme sauvage". Mourad Amdouni , un autre député, a averti que "Si vous faites passer cet article, ce serait la plus grande traîtrise faite au peuple tunisien et à la révolution".
En réalité, quand on se souvient la façon dont a été déclenchée la révolution tunisienne, de telles réactions ne manquent pas de surprendre : Mohamed Bouazizi petit entrepreneur ambulant vendant des fruits et des légumes, s’est immolé pour réclamer sa liberté à l’initiative économique. C’est précisément l’absence de liberté de l’initiative économique qui étouffait Bouazizi comme l’immense majorité des Tunisiens.
Près de 95 pour cent du paysage économique de la Tunisie se compose de micro-entreprises. Elles font face à des barrières redoutables à l’entrée et à leur croissance. Selon le rapport Doing Business de la Banque mondiale, le démarrage d’une entreprise est devenu plus difficile par rapport aux années précédentes. L’obtention d’un permis de construction simple nécessite 94 jours et coûte près de 256 pour cent du revenu annuel moyen dans le pays. La Tunisie se classe également 109e dans le monde en ce qui concerne l’accès de ses entrepreneurs au crédit.
La raison pour laquelle la tradition méditerranéenne de l’entrepreneuriat et de la liberté économique ne s’est pas traduite dans les institutions et les politiques facilitant la libre entreprise est simple. L’ouverture des marchés menacerait les secteurs qui ont été nationalisés par le passé et dans lesquels certains dirigeants et leurs acolytes bénéficient de privilèges monopolistiques et d’autres formes de protection. La Tunisie de Ben Ali était caractérisée par un système de copinage et de clientélisme. Aujourd’hui, certains "patrons" ont peut-être été changés, mais la logique sous-jacente d’une petite élite vivant au détriment du grand public reste la même.
L’échec de l’amendement sur la "liberté de travailler" risque de compromettre l’une des dernières chances que la Tunisie a de pouvoir respecter le message des événements du Printemps arabe. Ses détracteurs se trompent s’ils pensent que l’amendement pourrait en quelque sorte transformer la Tunisie en un pays de capitalisme débridé façon XIXe siècle. L’amendement, par exemple, n’empêcherait pas le droit de grève, comme certains l’ont prétendu, puisque ce droit est également garanti par la constitution.
Alors que la Tunisie est à la recherche de l’aide internationale et d’investissements étrangers pour financer sa croissance économique, les attitudes anti-entreprise au sein de son spectre politique envoient un très mauvais signal sur la direction que prend le pays. Si les responsables politiques de la Tunisie ne parviennent pas à comprendre que le développement nécessite l’entreprise et l’initiative économique, la crédibilité du pays chez les bailleurs internationaux et les investisseurs potentiels n’en sortira pas indemne.
Plus profondément encore, en refusant de se lever pour la liberté économique, l’Assemblée constituante a trahi exactement ce pour quoi Mohamed Bouazizi s’est battu – et est mort.
Par Emmanuel Martin (Économiste sur LibreAfrique.org) et Dalibor Rohac, analyste politique à l’Institut Cato - Source de l'article Les Echos
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