" La crise syrienne, c’est la sonnerie du réveil pour la Turquie " - Ian Lesser, directeur exécutif du German Marshall Fund’s Transatlantic center
« Une ère s’achève pour la Turquie au Moyen-Orient » : celle durant laquelle ce pays a su déployer dans son voisinage une grande influence par le commerce, l’investissement et une forme de rayonnement politique et diplomatique. Le conflit qui menace depuis plusieurs mois de dégénérer en Syrie a en effet brutalement ramené les dirigeants d’Ankara aux dures réalités des questions de sécurité.
Tel est en tout cas le constat dressé par Ian Lesser, expert américain spécialiste de la Méditerranée et du Moyen Orient. Personnalité éminente du German Marshall Fund, un organisme de promotion des relations transatlantiques, il a présenté ses vues mercredi 11 avril devant des professeurs et des étudiants réunis par le Centre d’études et de recherches internationales de Sciences-Po Paris.
« Le drapeau suivait le commerce »
« Du Maroc au Kazakhstan, il n’y a pas un pays où les entreprises de BTP turques n’ont pas construit ces dernières années un bâtiment d’envergure« , rappelle Ian Lesser. « Depuis dix ans, les autorités d’Ankara ont considéré cette vaste région comme une terre d’opportunités, commerciales et diplomatiques, non plus comme une zone à risque. En Irak, en Iran, en Syrie, en Russie, le drapeau suivait le commerce« , façon d’expliquer que les entrepreneurs anatoliens ouvraient la voie aux diplomates.
Premier ministre depuis 2003, le chef du parti islamo-conservateur AKP (Parti pour la justice et le développement), Recep Tayyip Erdogan « se sent par ailleurs à l’aise au Moyen Orient« , tout comme son ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu.
« Des défis aux frontières »
Cette ouverture à l’Est et au Sud a longtemps paru un pari réussi mais « le pays doit tout à coup faire face à des défis pour sa sécurité à ses frontières« , souligne Ian Lesser, coauteur en 1995 d’un livre qui refusait la vision d’un clash des civilisations, prophétisé par son compatriote Samuel Huntington. La Syrie est le sujet le plus brûlant. La Turquie accueille aujourd’hui 25 000 réfugiés syriens. Des tirs des forces de sécurité syriennes ont fait des victimes du côté turc de la frontière.
« Ankara est très inquiet de devoir gérer pendant des années, voire une décennie, une quasi-guerre en Syrie« , souligne Ian Lesser. D’autant que ce conflit la pousse à une opposition presque frontale avec l’Irak et l’Iran, deux autres voisins remuants : Ankara ne veut plus entendre parler du régime de Bachar el Assad, que soutiennent en revanche Bagdad et Téhéran.
« La question kurde reste majeure »
» Pour des raisons internes et externes, la question kurde reste la question majeure pour la Turquie « , rappelle par ailleurs l’expert. Ankara redoute que la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ne se réinstalle en Syrie, après en avoir été évincée dans les années 2000. Le PKK garde en outre des bases solides au nord de l’Irak. « Une opération importante de la Turquie dans cette région compliquerait la stabilité de tout l’Irak« , prévient Ian Lesser.
« La relation avec les États-Unis est uniquement stratégique »
Les réactions du gouvernement Erdogan sont d’autant plus analysées à Washington que « la Turquie et les États-Unis n’ont jamais eu une relation facile« , affirme Ian Lesser, qui travailla au Département d’État sous les ordres de Warren Christopher, lors du premier mandat de Bill Clinton à la Maison Blanche (1993-1997). « Alors que la Turquie et les pays européens ont des relations très diversifiées sur les plans économiques, culturelles, scientifiques, avec de nombreux échanges entre les populations, la relation avec les États-Unis est uniquement stratégique« , analyse-t-il. Une situation handicapante quand les intérêts stratégiques des deux pays divergent, comme sur Israël ou l’Iran depuis trois ou quatre ans.
« Le désir de parler comme un pays non-aligné »
« Ces dernières années, on sent le désir de la Turquie de parler de plus en plus à la façon d’un pays non-aligné« , signale Ian Lesser. « La rapide croissance de son économie a renforcé un sentiment de confiance en elle et a réduit la centralité du projet d’adhésion à l’Union européenne. Elle se demande si elle a plus besoin de nous que nous n’avons besoin d’elle« .
Les États-Unis s’interrogent du coup sur leur activisme en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne. » C’est toujours notre intérêt. Mais vu la sensibilité de certains de nos alliés européens sur ce sujet, peut-être faut-il que nous ayons une approche plus sophistiquée, en examinant notamment l’idée d’un partenariat privilégié plutôt que d’une pleine adhésion. Les Turcs aussi feraient bien d’en parler entre eux. Le plus important pour nous est que la convergence de la Turquie avec l’Europe se poursuive. »
« Un risque de découplage avec la communauté transatlantique »
Les États-Unis avancent sur des œufs. » La pleine adhésion à l’Europe a été le grand projet directeur de la politique turque », expliquait Ian Lesser le 28 juillet 2010 devant la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, au Capitole. « Sans cet objectif, il y a un risque renforcé d’un découplage stratégique de la Turquie avec la communauté transatlantique« . Un scénario que beaucoup de stratèges américains redoutent, étant donné le rôle stratégique du pays comme plate-forme avancée de l’Otan au Moyen-Orient et sur le flanc méridional de la Russie.
« Une opinion publique hostile aux États-Unis »
« Notre soutien à une trajectoire européenne de la Turquie ne devrait pas être diminué par les récentes différences entre la Turquie et les États-Unis sur l’Iran et Israël« , plaidait encore Ian Lesser au Capitole. Le relatif désarroi de ce spécialiste est encore accru par la perception que « l’opinion publique turque est très hostile aux États-Unis, malgré les efforts de l’administration Obama« .
Par Jean-Christophe PLOQUIN
Source de l'article LaCroix
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