“Les entreprises algériennes doivent investir en France”

Coauteurs du livre France-Algérie, le grand malentendu*, les deux spécialistes proposent une esquisse des perspectives en matière de renforcement des échanges entre l’Algérie et la France. Mourad Preure, lui, aborde en particulier la dimension géostratégique de ce partenariat entre les deux pays.

Liberté : Comment dissiper le grand malentendu entre l'Algérie et la France et répondre aux attentes des deux parties en matière de redynamisation des échanges entre les deux pays ?
Jean-Louis Levet : Nos deux pays prennent progressivement conscience qu’ils ont un avenir commun à construire. Dans le contexte plus large de grande transformation de l’économie mondiale. Ils ont en effet des intérêts vitaux complémentaires (contribuer à un espace méditerranéen occidental prospère sur le long terme et plus largement à des relations de partenariat entre l’Europe et l’Afrique) ; des défis de grande ampleur à relever avec en particulier autour de la double question de la nécessaire réindustrialisation de l’économie et de la transition écologique et énergétique ; et enfin des atouts complémentaires. 
Par exemple une spécialisation industrielle française correspondant aux grands besoins de l’Algérie, une bonne image des savoirs et savoir-faire français et une puissante volonté des entrepreneurs algériens de se développer. Tous ceux que j’ai rencontrés dans divers territoires et villes du pays s’entourent d’équipes de qualité et souhaitent avoir des partenaires fiables pour réaliser des projets gagnant-gagnant : de plus, une langue commune, des modes de pensée proches doivent davantage inciter les opérateurs scientifiques et économiques français à construire des relations durables en Algérie, et donc une relation fondée sur la confiance et le respect mutuel. Il y a, je crois, aujourd’hui un double mouvement qui se met en marche que nous cherchions à mettre en avant Mourad et moi dans notre ouvrage à deux voix :
- d’une part, l’un provenant des acteurs de nos sociétés française et algérienne, à travers de nombreuses initiatives de terrain, par exemple entre universitaires aux projets qui se multiplient, les jumelages entre villes des deux pays, une nouvelle génération d’entrepreneurs algériens très créative et des entrepreneurs français qui découvrent ou redécouvrent l’Algérie et son potentiel considérable et sa volonté de travailler avec eux ; là, il est capital de favoriser la mobilité des acteurs, les deux pays en ont conscience et les efforts en cours doivent se traduire dans les faits ;
- d’autre part, au plus haut niveau une volonté politique partagée de nos deux pays d’ouvrir une nouvelle étape dans les relations franco-algériennes. Celle-ci s’est clairement manifestée avec la signature de la “Déclaration d’Alger sur l’amitié et de la coopération entre la France et l’Algérie” signée le 19 décembre 2012 par les deux présidents. La conférence intergouvernementale qui se déroule ce jour à Alger en est un très bel exemple.
Il faut maintenant que ces deux mouvement se combinent afin de créer une puissante dynamique de coopération ; celle-ci demeure encore trop fragmentée, et très insuffisante au regard des enjeux communs. 
Il nous faut donc réaliser des projets communs qui servent d’exemples, pour entraîner d’autres acteurs, d’autres initiatives. Dans le même temps, il nous faut, à travers ces projets, renouveler profondément notre mode de pensée et notre mode d’action : côté français notamment, en travaillant à bien connaître le pays et ses spécificités, donc avec des comportements modestes et d’écoute et en comprenant que l’Algérie doit être pour la France un partenaire en Méditerranée et en Afrique au moins aussi important qu’est l’Allemagne pour elle au sein de l’Union européenne. 

Mourad Preure : Il y a en effet une grande proximité entre les deux nations, historique, géographique, humaine, une proximité d’intérêts géostratégiques surtout. Le passé, quand bien même il fut douloureux, ne doit pas fermer les portes du futur, bien au contraire, nous le voyons avec les relations exceptionnelles entre la France et l’Allemagne. La France est la première puissance du nord de la Méditerranée et l’Algérie la première puissance du Sud. L’Algérie est en outre enchâssée dans une géopolitique régionale extrêmement complexe où la charge entropique du flanc sud, la bande sahélo-saharienne se diffuse par osmose vers le nord, faisant de plus en plus en plus de cette zone la frontière méridionale de l’Europe. L’Algérie, dont les frontières terrestres sont quasiment toutes des lignes de feu, subit la diffusion de cette instabilité et tendra, du fait de ses caractéristiques économiques et géostratégiques propres, à devenir de plus en plus le point de stabilité en mesure de résorber la diffusion du désordre venant du sud, que ce soit les pressions migratoires, le trafic de drogue ou les épiphénomènes terroristes induits. Un axe Paris-Alger est en mesure d’impulser une dynamique d’ordre qui se diffusera depuis l’Algérie sur un plan horizontal, faisant de l’Afrique du Nord une bande de prospérité qui agira en profondeur de manière positive sur nos voisins est et ouest, particulièrement vulnérables, tout en rendant enfin possible la stabilité de nos voisins du sud, cela y enclenchant un cercle vertueux de développement multidimensionnel, économique, humain, culturel, scientifique et technique. 
Les Algériens doivent pour leur part porter résolument une grande ambition, sans laquelle il ne peut y avoir de grande réussite. Un partenaire ne peut jamais vous donner que ce que vous lui demandez. Partant d’une vision prospective, il nous faut bien concevoir nos ambitions de positionnement régional et les dynamiques partenariales qui les rendraient possibles, il nous faut ensuite agir avec rigueur et méthode. La France fait partie de l’élite mondiale et représente de ce fait une chance pour tout partenaire potentiel. La France traverse aussi une crise économique très sévère, et je ne suis pas sûr qu’une relance de type keynésien soit de l’ordre du possible. Alors que la pression sociale est très forte, la demande doit être présente pour soutenir la reprise en même temps qu’une politique de rigueur, nécessaire pour résorber les déficits publics et l’endettement, compromet cet objectif. La demande algérienne peut être une voie de salut, considérant tout le potentiel de notre pays, les grands projets d’infrastructures en maturation, le développement attendu de l’industrie énergétique. Mais la demande algérienne revient d’abord aux entreprises algériennes ou à celles qui choisissent de travailler avec elles, leur ouvrent de réelles perspectives stratégiques, notamment en leur ouvrant leur capital. La France ne peut avoir peur de l’Algérie. Accéder au conseil d’administration, détenir une minorité de blocage, abriter des centres de recherche ou des segments industriels stratégiques d’un géant industriel français, ou prendre le contrôle de PMEs, ne présente pas de danger, ni de pillage technologique et industriel, ni de concurrence déloyale, ni d’altération de l’indépendance française. Les liens sont forts et les relations algéro-françaises en attente d’un saut qualitatif, un partenariat de type nouveau sincèrement assumé des deux côtés. Ce partenariat serait multidimensionnel et fécondé par la profondeur des liens humains, notre importante diaspora, et aussi les si nombreux Français qui aiment notre pays, qui souhaitent tant voir nos relations s’ouvrir puissamment sur le futur.

Quelles pistes pourraient être explorées pour renforcer le partenariat entre l'Algérie et la France ? Comment voyez-vous les perspectives en matière de renforcement des relations économiques entre l'Algérie et la France ?
Jean-Louis Levet : En partant de l’existant et en privilégiant une vision de long terme et donc en élaborant une stratégie commune fondée sur les thématiques structurantes du développement et ses nouveaux enjeux : 
-en premier lieu la formation en lien avec le développement industriel ; 
-des projets combinant recherche, innovation et production ; 
-des partenariats dans les grands domaines de demain : l’énergie au premier chef avec un partenariat très ambitieux de long terme ; 
-la ville durable et les éco-industries qui touche la vie quotidienne de nos concitoyens et peuvent permettre de créer de nombreux emplois aux qualifications très diverses dont nos deux pays ont un grand besoin ; 
-la santé, et l’économie numérique également. 
Il faut envisager d’aller encore plus loin : les entreprises algériennes doivent investir en France, développer des projets de co-production avec des entreprises françaises et nos deux pays peuvent de donner les moyens d’investir ensemble et réaliser ainsi des investissements exemplaires au plan environnemental, social et technologique en Algérie, en France et dans des pays tiers. Ouvrir ainsi des perspectives ambitieuses et mobilisatrices pour nos sociétés et nos jeunes en particulier qui en ont tant besoin !

Mourad Preure : L’Algérie postule à raison à rentrer dans le cercle restreint des pays émergents. Elle doit imaginer un système productif correspondant aux normes de la Nouvelle économie fondée sur l’innovation, la connaissance et les réseaux du savoir et concevoir un partenariat international diversifié dans ce sens. Pour être clair à ce sujet, je dirais qu’une usine de montage automobile, de voitures low cost de surcroît, n’est pas ce que je recommanderais le plus. Entrer dans l’industrie automobile dans un cadre partenarial, pour l’Algérie c’est accéder aux segments à haute intensité technologique, ceux qui donneront la voiture du futur. C’est construire une usine (et impliquer sous-traitants et universités des deux rives pour cela) pour produire les moteurs hybrides, les voitures électriques, les piles à combustible et les moteurs à hydrogène, etc. Mais fabriquer des voitures low cost et crapahuter ensuite avec les pays à faible coût de main d’œuvre pour les vendre (y compris en Algérie), ça me semble d’un moindre intérêt stratégique. Il ne s’agit pas pour l’Algérie de refaire le chemin de la 1re révolution industrielle mais de sauter les étapes pour entrer de plain pied dans la 3e révolution industrielle dont le moteur est la convergence entre l’économie numérique et les énergies renouvelables. L’Algérie est déjà un leader dans le domaine énergétique avec une puissante locomotive, Sonatrach. Notre pays dispose de l’ensoleillement exceptionnel et de ressources en hydrocarbures conséquentes. Affaiblies par une redoutable concurrence asiatique qui met en danger leur survie, les entreprises françaises, et européennes en général, sont des leaders technologiques dans les énergies en général et renouvelables en particulier, tout en étant dans le peloton de tête dans l’économie numérique. Elles ont néanmoins l’enracinement dans les disciplines scientifiques fondamentales et sont en mesure de réaliser des innovations de rupture à même de bouleverser les règles du jeu concurrentiel et s’imposer à nouveau comme leaders.

Un partenariat structurant avec l’Algérie, impliquant des liens de capital, peut leur permettre de réaliser cet objectif. 
Elles trouveront avec l’ensoleillement et les ressources en gaz naturel les conditions pour développer des centrales hybrides solaire-gaz, où le coût du Kwh est optimum. 
Elles trouveront une expérience et expertise industrielle en Algérie ainsi qu’un marché porteur alors que selon les prévisions du Cabinet Emergy, la demande électrique nationale, dans l’hypothèse où on développerait résolument le grand Sud avec des mégapoles ainsi que des liaisons ferroviaires électrifiées (chose absolument indispensable), mais aussi pour traiter le stress hydrique, pourrait être multipliée par 4 à 5 d’ici 2030, celle du Sud méditerranéen étant déjà quasi sûrement multipliée par 3 à cet horizon. La transition énergétique doit être un thème structurant de partenariat entre nos deux pays. Sonatrach, qui est le vaisseau amiral de l’industrie algérienne, doit trouver de réelles ouvertures stratégiques en France, dans l’aval gazier et la génération électrique. Elle doit aussi dans le partenariat avec les énergéticiens français pouvoir accélérer son développement technologique en entraînant dans son sillage sociétés de service, universités et PME nationales. 
Nous sommes en attente d’une réelle évolution conceptuelle des relations partenariales avec la France. On pourrait même parler de nouveau paradigme partenarial où la création de richesses est le résultat de nouvelles articulations industrielles, permettant l’atteinte de tailles critiques, permettant l’émergence de champions industriels algéro-français, tirant profit du potentiel scientifique et technologique propre aux entreprises françaises, de l’expérience et de l’expertise industrielle algérienne, souvent unique comme dans le cas du GNL, et enfin de la taille du marché algérien, de la jeunesse de notre population. Cela suppose le développement de chaînes de valeur enjambant la Méditerranée tout en veillant à harmoniser la répartition des activités à haute intensité technologique entre les deux rives. 
L’Algérie ne doit pas être vue comme un pays de main-d’œuvre low cost, un pays de petites mains, riche en hydrocarbures. J’ai beaucoup admiré le partenariat entre le Japon et la Corée du Sud. Le grand acteur de ce partenariat et aussi, on l’oublie souvent, la clé du miracle sud-coréen c’est les universités de ce pays qui ont été à l’avant-garde, qui ont permis la génération de processus innovants lesquels ont donné une impulsion décisive au développement industriel et technologique sud-coréen. Peut-être est-ce là un réel rendez-vous avec l’histoire qu’il ne faut pas rater. Nous avons avec Jean-Louis essayé modestement d’y contribuer avec notre livre.

Par Dr Mourad PREURE (*) Et Dr Jean-Louis Levet (**)  - Source de l'article Liberté Algérie
*co-auteurs du livre France- Algérie, le grand malentendu, Éditions de l’Archipel, Paris et Emergy Éditions, Alger, 2012
(*) Mourad Preure est géostratège, expert pétrolier international, président du cabinet. 
(**) Jean-Louis Levet, éminent économiste, spécialiste de l’industrie, a été nommé par le gouvernement français en 2013 haut responsable chargé de la coopération industrielle et technologique avec l’Algérie

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