À l'heure où l'Europe est frappée dans ses fondements économiques et financiers
se joue un autre débat tout aussi producteur de peurs et de fantasmes, celui de
son identité par rapport à celles des grands blocs qui émergent. La quête de ses
repères passe par le berceau méditerranéen, que les Européens ont largement
oublié.
Il y a un vertige des Européens devant la question de leur identité comme
celui que l’on ressent devant la liberté tragique de pouvoir être soi. Il a
jailli de "l’esprit fécond du doute", première distinction majeure de la culture
européenne par rapport aux autres, mais aussi premier paradoxe profond. Si cela
n’a, en soi, rien d’étonnant pour qui connait les mythes fondateurs de l’Europe,
duels et criminels (Abel et Caïn, Remus et Romulus) cela pose, désormais, le
problème insoluble du sillon identitaire à choisir entre deux natures, qu’en
apparence tout oppose : la marque de la curiosité avide de savoirs et de
pouvoirs qui fit conquérir le monde par les Européens, pour le meilleur comme
pour le pire, et la trace tenace du scepticisme qui leur fit remettre en cause
tous leurs dogmes pour faire naître l’humanisme.
La question de la recherche de l’identité de l’Europe n’est pas
nouvelle
Déjà, Paul Valéry, dès 1919, s’interroge sur sa substance devant le champ de
ruines de la Première Guerre mondiale. Mais avant lui Ernest Renan, en 1864,
dans ses attaques inouïes et répétées contre la civilisation sémitique ou
islamique rappelle les railleries de Voltaire contre les mahométans lorsqu’il
écrivait, en 1736, sa pièce de théâtre "le fanatisme ou Mahomet". Tout ceci
faisant écho à la bataille de Vienne de 1683, qui vit les Européens trembler
devant le croissant du Jihad, puis l’adorer en pâtisserie une fois les armées du
Sultan-Calife d’Istanbul vaincues.
À la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe détruite a rejeté les
problématiques identitaires qui, en apparence, l’avaient dévastée. À la fin du
XXe siècle, cette dynamique a doubles-faces, la volonté farouche du dépassement
de soi et la révocation en doute de ses valeurs dites universelles ont cédé le
pas devant la repentance et le jugement de l’Histoire pour les barbaries
européennes que furent l’esclavagisme, la colonisation et l’hitlérisme.
On est passé, en effet, de la question de savoir "comment penser l’Europe
après Auschwitz et Treblinka ?" que Georges Steiner a posé, à la question
"comment être encore Européen ?" affligés de la honte d’avoir été ce que nous
fûmes et ignorant d’où nous venons. Le sommet de ce sentiment incapacitant fut
atteint en 2005, lorsqu’une partie de l’élite politique, culturelle et
médiatique, n’écoutant que ses peurs, refusa d’ouvrir le débat sur les racines
chrétiennes de l’Europe, associant cela, dans leur imaginaire, à la boîte de
Pandore.
L’identité de l’Europe, sous le signe du mouvement, du changement et
de l’échange portait en elle, définitivement, les germes de la diversité, y
compris arabo-musulmanes...
Or, des mythes grecs il eut fallu sans doute préférer celui du rapt d’Europa
par Zeus le Blanc Taureau. Incarnant par la même le mythe de la métamorphose,
ils auraient alors redécouvert, apaisés, que l’identité de l’Europe, sous le
signe du mouvement, du changement et de l’échange portait en elle,
définitivement, les germes de la diversité, y compris arabo-musulmanes. Hélas,
aujourd’hui ces origines semblent bien loin. Vertige donc. Appel du vide,
c’est-à-dire, du non-espace et de la chute atemporelle. Dès lors, s’annonce
l’impossibilité d’appréhender l’Europe si l’on ignore, non seulement, son
histoire, mais plus encore si on ne lui reconnait plus de territorialité
matérielle ou immatérielle ni de temporalité propre.
Le débat en est à ce niveau aujourd’hui. Il faut un minimum commun pour dire
une identité et la vivre : l’accord des intelligences sur le temps, l’espace et
la cause… Pour dire l’ordre de son monde et de celui des autres. La conception
du temps universel que fondèrent les Européens leur a échappé, pire le "temps
mondial", selon la formule de Laïdi Zaki , ne dilue pas le temps des nations
européennes, il les accuse. Or, l’accord des intelligences sur le temps,
l’espace et la cause est le processus matriciel de toute identité.
N’y a-t-il pas urgence pour les peuples européens de se réapproprier
leurs héritages grec, romain, byzantin, juif et chrétien, musulman et laïc afin
de retrouver la voie d’un avenir qui ne soit pas noyée dans le mondialisme
?
L’Europe, apparemment sans repères, a pourtant une matrice : la Méditerranée.
N’y a-t-il pas urgence pour les peuples européens de se réapproprier leurs
héritages grec, romain, byzantin, juif et chrétien, musulman et laïc afin de
retrouver la voie d’un avenir qui ne soit pas noyée dans le mondialisme ou la
dilution ? L’Europe n’a-t-elle pas intérêt à détourner, de temps en temps, ses
yeux fascinés par les géants asiatiques et américains pour se regarder à nouveau
dans le miroir de sa Mer intérieure, celle que nous appelons amoureusement Mare
Nostrum ?
Perte des valeurs communes (qui et que sommes-nous ?), pertes des repères
spatiotemporaires (quelles frontières physiques et culturelles ?), perte des
fondements d’un "vivre-ensemble" (quelle histoire apprendre et transmettre de
nous-mêmes ?) font naître, depuis les attentats du 11 septembre, des débats
récurrents sur les origines, les "racines" et les raisons d’être des Européens,
dans l’angoisse. L’étape du passé aux représentations partielles et partiales
est déformée par l’ignorance et/ou l’amnésie collective et s’opère en parallèle
de l’effacement progressif des héritages méditerranéens de nos mémoires
collectives et individuelles.
Urgence car danger réel !
Cela implique une plongée dans le milieu fertile des forces profondes des
héritages méditerranéens. La réappropriation des origines n’est pas un simple
retour historique aux racines méditerranéennes de l’Europe, car une origine se
régénère sans cesse là où une racine est vouée à pourrir. Donc la régénération
de la matrice méditerranéenne est la grande affaire de notre temps.
Il y a urgence parce qu’il y a un danger réel. Il serait, s’il advenait, un
drame civilisationnel, pour les Européens, d’abord, qui cherchent dans les
forces du Droit et de la technologie à organiser, à vingt-sept, une réponse au
néant identitaire devant lequel ils semblent avoir déjà abdiqué ; pour les
Méditerranéens du sud ensuite, les Arabes, qui sont dans la même démarche depuis
les révolutions de jasmin pour sortir de la psychologie des vaincus de
l’Histoire.
Il nous faut donc reprendre les chemins (meta houdos : la "méthode", en grec)
pour repartir de zéro et faire le tri de ces héritages qui sont encore des
dynamiques pour aujourd’hui et demain, en Méditerranée et pour l’Europe. Ce défi
amènera à affronter la honte de soi que cultivent les Européens comme autant de
paroles fondatrices qui nous font buter sur des impasses identitaires, terreaux
toujours fertiles pour toutes les dérives extrêmes en politique et en
religion.
Des forces profondes sont encore à l’œuvre dans les dynamiques de la
"Cultura" romaine qui unifia la Méditerranée et l’Europe, dans "la renaissance
d’un humanisme euroméditerranéen", tel que l’avait rêvé Camus, dans "l’Homme
révolté", dans l’esprit de survie méditerranéen aux antipodes du poison du
principe de précaution qui anesthésie l’audace européenne pour la rendre
peureuse.
Par Alain Cabras - Consultant / Maître de conférences
associé Sciences Po Aix
Source de l'article LesEchos
1) Laïdi Zaki, "le temps mondial", Bruxelles, éditions complexe,
1997.
2) L’Homme révolté, Albert Camus, 1951, éditions Gallimard.
2) L’Homme révolté, Albert Camus, 1951, éditions Gallimard.
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