Poids
lourd de la région, berceau des Frères musulmans et du nassérisme, le devenir
de l’Égypte aura de fortes incidences sur l’ensemble de la région et sur
l’avenir des relations euro-méditerranéennes. La politique extérieure de la
France, qui s’était appuyée sur l’Égypte pour lancer l’Union pour la
Méditerranée (UPM), risque notamment de connaître des évolutions, même si les
militaires entendent garder la haute main dans ce domaine. Mais pour les
Égyptiens, la priorité est de renouer avec la croissance (1,8 % l’an dernier),
et d’attirer à nouveau les investisseurs et les touristes.
Le
résultat de l’élection présidentielle égyptienne est une nouvelle étape dans la
transition politique que connaît ce pays. Tewfik Aclimendos, historien,
chercheur associé au Collège de France, spécialiste de l’Égypte, nous livre son
analyse.
L’armée
a joué le jeu et a respecté le suffrage des urnes en annonçant un résultat qui
lui déplaisait, l’élection du candidat des Frères musulmans. Pourtant le
comportement du Conseil suprême des forces armées (CSFA) a suscité de
nombreuses interrogations quand il a pris deux décisions entre le mercredi et
jeudi précédents le deuxième tour, à savoir l’invalidation des élections
législatives et le droit donné à la police militaire et aux services de
renseignement de l’armée d’arrêter des civils. La Haute cour constitutionnelle
avait préparé son avis de longue date : selon elle, l’élection législative
n’était pas constitutionnelle.
Le
CSFA, qui connaissait sa position, lui avait probablement demandé de réserver
son avis et, dans l’hypothèse où son candidat était élu président, il lui
aurait demandé de le publier pour que le nouveau chef de l’État invalide le
Parlement et qu’il dispose ainsi de tous les pouvoirs. Quand le CSFA a compris
que le scrutin lui échappait, il a préféré demander à la Haute cour de
divulguer son avis pour reprendre la main. Mais les manœuvres de l’armée ont
sûrement coûté cher à son candidat, Ahmed Shafiq. Elles lui ont probablement
fait perdre des voix.
Le
CSFA a eu tort d’agir ainsi car Ahmed Shafiq aurait peut-être été en mesure de
remporter l’élection. De leur côté, les Frères musulmans ont très rapidement
annoncé les résultats pour mettre la pression sur l’armée et parce que l’écart
entre les deux candidats était serré. Le président élu est moins légitime que
s’il y avait eu un écart plus grand entre les deux candidats. Les Frères ont
perdu la moitié de leur électorat entre les législatives et la présidentielle,
simplement à cause de leur action au Parlement pendant les quelques mois qui
ont séparé les deux scrutins.
Les
jeunes révolutionnaires ont soutenu le candidat des Frères musulmans, Mohamed
Morsi, car l’appareil d’État étant toujours entre les mains de l’ancien régime,
ils considéraient qu’il fallait soutenir les Frères quitte à leur «régler leur
compte» dans un deuxième temps. Frères contre armée, ils soutiennent les
Frères. Mais ce soutien sera-t-il inconditionnel et jusqu’à quand? Ils espèrent
également que les Frères comprendront qu’ils ne peuvent pas gouverner seuls et
qu’ils ne pourront pas faire n’importe quoi. Mais j’ai des doutes sur cette
stratégie car les Frères sont la seule force organisée et ils prendront le
contrôle du pays avant que d’autres n’aient le temps de s’organiser. Ils sont
pressés alors que traditionnellement ils sont lents. Ils avancent et, lorsque
tout le monde est contre eux, ils marquent une pause et se remettent en marche
une fois que l’occasion se présente à nouveau. Cela a été leur stratégie au
Parlement.
Le
CSFA ne peut pas revenir en arrière. Les Frères musulmans veulent un nouveau
scrutin portant sur le tiers uninominal alors que la Haute cour estime que
l’ensemble du scrutin est invalidé. Sans accord sur le Parlement, il va falloir
rédiger rapidement une Constitution et, ensuite, organiser des élections
législatives.
Il
dispose de beaucoup de pouvoirs même si la déclaration constitutionnelle lui en
enlève certains. En effet, l’armée entend priver les Frères de tout moyen
d’agir sur la politique étrangère, notamment en raison de la situation dans le
Sinaï. La vraie bataille va se concentrer sur le contrôle du ministère de
l’Intérieur car l’armée ne veut pas laisser les Frères musulmans le gérer seul.
Pour obtenir un meilleur arrangement avec les militaires, les Frères peuvent
être tentés de s’appuyer sur la rue, sur les révolutionnaires qui sont très
remontés contre l’armée. Les Égyptiens peuvent donc à nouveau s’engager dans un
rapport de force avec l’armée, place Tahrir, ou obtenir plus avec ce chantage.
Le
président Morsi peut prendre le contrôle du social, de l’économie et de
l’éducation et proposer des lois que le CSFA acceptera si elles sont censées.
De plus, la situation économique étant extrêmement difficile, les deux parties
n’ont pas intérêt à jouer la politique du pire. Donc, on peut supposer qu’il
n’y aura pas systématiquement blocage des propositions émanant du gouvernement
lorsque celui-ci sera nommé. Mais beaucoup va dépendre du choix du Premier
ministre qui devrait refléter la diversité. Le nouveau président devra éviter
de s’entourer uniquement de membres de la confrérie.
Quelles
sont les orientations économiques du président élu ?
Le
programme économique Renaissance de Mohamed Morsi est de nature libérale à la
Gamal Moubarak (référence au libéralisme du fils de l’ancien président), mais
il accorde une grande part à la justice sociale. Il repose sur une relance
économique par de grands travaux financés par la communauté internationale,
tout particulièrement par Doha et Washington car je pense que les Américains
ont envie de voir l’expérience réussir. Ils croient que cela poussera les
Frères musulmans à adopter des positions modérées, ce dont je doute. Enfin, les
Américains ne semblent pas vouloir compliquer la tâche des Frères. Je suis plus
réservé sur l’éventuelle aide de l’Arabie saoudite à Mohamed Morsi. Riyad n’a
aucune envie de faire des cadeaux aux Frères, à moins que ce soit le meilleur
moyen de les acheter !
Le
premier défi du nouveau président, c’est la sécurité ; étant entendu que ce
n’est pas lui qui contrôle ce domaine ! Ensuite c’est l’économie. La situation
économique n’est pas stabilisée, le partage du pouvoir n’est pas établi et la
rue est tiraillée entre son désir de stabilité et sa volonté de ne rien lâcher,
vu les sacrifices consentis. La population est épuisée mais elle est encore
capable de se mobiliser. Cela peut inquiéter les Frères, l’armée et les
contraindre, de ce fait, à trouver un accord pour permettre un retour à
l’ordre.
Propos
recueillis par Agnès Levallois
Source
de l’article IPEMED
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