Bien que c’est l’intervention militaire russe dans la crise syrienne, commencée vers la fin du mois de septembre 2015, qui a mis en lumière le rôle incontournable de Moscou sur la scène géopolitique moyen-orientale, le Kremlin avait depuis le début des années 2000 entrepris d’établir son influence dans la région méditerranéenne.
L’intérêt russe pour cette dernière n’a presque jamais fléchi depuis l’époque des tsars jusqu’à la dislocation de l’Union soviétique en 1991, date à laquelle il entre dans une période d’engourdissement pour renaître de nouveau au début des années 2000 donnant ainsi lieu à ce retour dont tous les acteurs méditerranéens en parlent de nos jours.
Aujourd’hui ce retour rapide soulève plusieurs questions par les observateurs. Pourquoi ce retour ? Quels sont ses enjeux et ses répercussions sur les pays de la région ? S’agit-il d’un succès ou d’une erreur stratégique pour Moscou?
Le retour de la Russie en Méditerranée et au Moyen-Orient s'inscrit dans une stratégie visant à donner plus de puissance à la Russie et à rétablir sa position mondiale comme force active sur la scène internationale, impulsée par Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir en 2000 et s’articule autour de deux approches :
- une approche économique qui a permis de booster la croissance du pays,
- une approche sécuritaire dans le cadre de laquelle s’est effectuée l’intervention militaire russe en Syrie, considérée par la plupart des analyses comme un succès militaire et politique car elle a permis d’atteindre son objectif politique premier, qui était de sauver le régime syrien alors en grandes difficultés face aux troubles qui agitent le pays depuis 2011, et de placer la Russie comme un acteur incontournable dans la scène géopolitique moyen-orientale.
Pour appréhender cette stratégie, il s’agit tout d’abord d’étudier la vision géopolitique russe envers la Méditerranée pour mettre en exergue ses enjeux et ses intérêts, ensuite de comprendre la posture de la Russie vis-à-vis des crises et des conflits du Moyen-Orient pour pouvoir évaluer son intervention militaire en Syrie.
1/ La Méditerranée et le Moyen-Orient dans la géopolitique russe: enjeux et intérêts
La pensée géopolitique russe s’est caractérisée par un certain nombre d’idées qui ont traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui. Parmi lesquels, il y a surtout un sentiment d’insécurité alimenté par l’existence de menaces1 aux abords du territoire qui s’est traduit par l’adoption de deux concepts:
- un concept d’expansion du territoire à vocation défensive,
- une quête de désenclavement géographique à la recherche d’un accès aux mers chaudes.
En termes géopolitique et géostratégiques, l’objectif de la présence russe dans l’espace Méditerranéen c’est d’étendre son influence au Moyen-Orient, et de permettre à sa flotte de la mer noire d’accéder à l’océan mondial en passant par les détroits turcs, ensuite par le canal de Suez vers l’océan Indien, ou bien par le détroit de Gibraltar vers l’océan Atlantique. Cette présence est aujourd’hui fondamentale vu l’accroissement des enjeux liés au statut de grande puissance revendiqué par Moscou et de ses intérêts économiques et sécuritaires.
Les enjeux liés au statut de grande puissance
L’interventionnisme occidental dans les affaires de certains Etats de l’espace méditerranéen et moyen-orientale au cours des années 2000 (au Kosovo, en Irak, en Libye,), a généré un« sentiment de frustration » chez les dirigeants russes qui voient que leur pays ne dispose plus que du droit de veto pour jouer un rôle sur la scène internationale.
Le Kremlin rejette l’ingérence occidentale dans les affaires des États et constate que la situation des pays concernés s’est aggravée davantage et a contribué au développement du terrorisme, surtout en Irak et en Libye. Cette position est favorablement perçue par les puissances régionales qui se sentent marginalisées par l’occident, en particulier la Turquie et l’Iran.
En 2001, la doctrine maritime russe considère la Méditerranée une région stratégique au même pied d’égalité que la mer Noire et la mer Baltique. A partir de 2008, la marine russe dépêche tous les ans un groupe aéronaval articulé autour de son porte-avions l’Amiral Kouznetsov, cette activité s’est nettement accrue avec l’éclatement de la crise syrienne. En 2013 Sergueï Lavrov déclare, « La présence de la Russie dans la Méditerranée est un facteur de stabilité pour la région »(2).
Ainsi, l’espace méditerranéen va servir de terrain de compétition pour Moscou qui déclare défendre un ordre mondial multipolaire par la consolidation de son influence et la protection de ses intérêts.
Les intérêts économiques
L’« économisation » de la politique étrangère russe initiée en 1991 trouve un terrain favorable en Méditerranée pour promouvoir l’économie du pays.
A l’occasion de leurs tournées au Moyen-Orient en 2005, en 2007 et en 2009, Poutine et Medvedev se font accompagner par les responsables des grandes sociétés industrielles russes.
Cette démarche entraine une nette évolution des exportations russes vers les pays du Moyen-Orient ; alors qu’en 1995 la Russie réalisait près de 3,9% de ses exportations avec le Moyen-Orient, en 2016 ce taux passe à 7%.
Durant la période 2008-2016 :la Turquie domine très largement le commerce Russie-Moyen-Orient, avec un taux de 69%,l’Egypte est le deuxième partenaire moyen-oriental de Moscou, avec un taux de 7%, suivi par Israël (un peu moins de 7%), puis par l’Iran (6%) et la Syrie (2%).
La vente des armes
L’exportation des armes est le secteur primordial du commerce extérieur russe. D’après le rapport publié fin Mars 2018 par l’Institut International de Recherche sur la Paix de Stockholm (SIPRI), durant la période (2013- 2017) la Russie est classée 2ème exportateurs d’armes dans le monde avec un rapport de 22% après les USA (34%) et suivie par la France (6,7%).
D’après la même source et pour la même période (2013- 2017), le Moyen-Orient occupe la 3ème place avec un taux de 11% (des exportations russes) dans le Classement des exportations des armes russes par région dans le monde, après l’Asie-Océanie, avec 66% et l’Afrique, 13%.
L’Egypte figure parmi les meilleurs clients arabes du complexe militaro-industriel russe. En 2015, les marines des deux pays réalisent leur premier exercice naval conjoint de l’ère post soviétique.
En ce qui concerne l’Algérie, selon Institut SIPRI, durant la période (2013- 2017), la Russie est son premier fournisseur d’armement avec un taux de 59% des importations.
Avec Israël, la Russie engage une coopération dans le domaine des drones afin de rattraper son retard par rapport à l’occident. Israël s’appuie sur ce levier pour amener Moscou à moduler ses ventes d’armes aux pays du Moyen-Orient.
Le nucléaire civil
Le secteur du nucléaire civil est un domaine favorable au développement d’un partenariat de long terme entre Moscou et les pays du Moyen-Orient. En 2016 la valeur globale des ventes russes est d’environ 110 milliards de dollars. Le marché du Moyen-Orient est de 61 milliards de dollars (54%) ; les clients sont l’Iran, la Turquie, la Jordanie, l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis.
2/ La posture de la Russie vis-à-vis des crises et conflits du m-o
Jusqu’au déclenchement de la crise syrienne, la Russie n’est pas arrivée à se hisser au rang d’acteur sécuritaire significatif au Moyen-Orient.
Le conflit entre La Palestine et Israël
En 2005, Poutine a émis l’idée d’organiser à Moscou une conférence pour la paix au Moyen-Orient, l’idée est reprise par son successeur Medvedev en 2012.Cette proposition n’a jamais pris forme. La Russie est qualifiée d’acteur sans un véritable poids sur cette question.
Le ‟printemps arabe”
La Russie a manifesté de la prudence vis-à-vis des révolutions qui ont secoué les pays arabes à partir de la fin de 2010.Les dirigeants russes considèrent que toute forme de déstabilisation du Moyen-Orient est susceptible de se propager jusque dans le ‟ventre mou″ de la Russie – l’aire qui s’étend de la frontière ukrainienne à la mer caspienne.
La crise libyenne
En 2011, alors que Moscou s’apprêtait à reprendre pied en Libye, la chute de Kadhafi a provoqué la perte de quelques contrats d’une valeur de 4 à 10 milliards de dollars pour la partie russe.
Moscou considère que l’application de la résolution n° 1973 (relative à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye) a été largement surexploitée par les occidentaux pour mettre fin au régime de Kadhafi.
Ces dernières années, la Russie semble miser sur le général Khalifa Haftar pour reprendre pied sur l’échiquier libyen. L’intéressé a visité Moscou à 2 reprises en 2016 et en 2017.
Le Kremlin constate que sa posture vis-à-vis de la crise libyenne n’était pas à la hauteur de ses intérêts et se comporte autrement face dossier syrien.
3/ L’intervention militaire en Syrie
Tirant les enseignements de la crise libyenne de 2011, le Kremlin décide d’empêcher un changement de régime à Damas pour sauvegarder ses intérêts. La Russie refuse alors toute forme de recours à la force par les pays occidentaux dans cette crise en usant de son droit de véto, et fin septembre 2015, suite à la demande officielle du président Assad l’armée russe intervient pour soutenir le régime en grandes difficultés faces à la rébellion.
Les objectifs
Les objectifs recherchés par la Russie sont:
- Briser l’isolement dans lequel elle s’est trouvée suite aux sanctions décidées par l’Occident à son encontre au lendemain de l’annexion de la Crimée en 2014.
- Consolider le régime de Damas, qu’elle considère à la fois un rempart contre le terrorisme islamique en montée et une tête de pont pour diffuser son influence au Moyen-Orient.
- Eviter la perte du port de Tartous ; point de soutien logistique pour ses navires de guerre opérant en Méditerranée.
Bilan et enseignements
Le 11 Décembre 2017 lors d’une visite surprise sur la base russe de Hmeimim en Syrie, Poutine annonce la libération du pays de l’emprise des groupes de l’Etat Islamique, ainsi que la fin de l’opération militaire et le début de la phase politique du règlement de la crise.
La plupart des analyses russes et occidentales soutiennent que l’intervention militaire de la Russie en Syrie est un succès sur le plan militaire et politique et qu’elle est riche en enseignements avec une bonne application des principes de la guerre ;
Réalisation de l’Etat Final Recherché
Le régime syrien est sauvé et consolidé et la plupart des acteurs n’exigent plus le départ de Bachar comme condition préalable pour entamer les négociations politiques de la crise syrienne.
Haut niveau de Productivité opérationnelle
Les experts militaires affirment que la valeur de la productivité opérationnelle (le rapport entre les moyens engagés et les effets stratégiques accomplis avec ces moyens) pour les forces armées russes engagées en Syrie est supérieure à celle des forces Américaines déployées dans ce même pays.
Economie des moyens appliqués
Le volume des moyens déployés en personnel et en matériel par l’armée russe en Syrie est jugé réduit au stricte minimum et inférieur à celui des américains:
- le personnel n’a pas dépassé 5 000 hommes,
- le nombre des aéronefs n’a pas dépassé 70, chiffre très faible pour une armée qui compte près de 2 000 vecteurs aériens.
Liberté d’action acquise et restreinte pour les autres intervenants, grâce à une « bulle » de défense aérienne
Un dispositif antiaérien moderne avec des intercepteurs et des systèmes S-300 puis S-400 est parmi les premiers éléments russes déployés en Syrie. L’objectif est d’imposer une zone d’exclusion aérienne aux autres intervenants, ce qui les a obligés à coordonner avec les russes avant d’entamer toute opération.
Essais de nouveaux matériels et application de nouveaux concepts opérationnels
L’Armée russe a pu tester de nouveaux équipements et concepts. En particulier, elle a réalisé des tirs de missiles « Kalibr » sur des cibles situées à grandes distances par des navires opérant dans La Caspienne, ainsi que par des sous-marins classiques opérant en Méditerranée et par des bombardiers à long rayon d’action.
Grandes capacités opérationnelles et tactiques dans la guerre contre les groupes terroristes
Le rapport de force a été vite renversé en faveur de l’armée du régime syrien contre les groupes de l’Etat islamique. Les troupes russes bénéficient d’une grande expérience suite à la guerre en Afghanistan (1979-1989), ses interventions en Tchétchénie et en Géorgie.
Succès sur le plan diplomatique
La Russie est parvenue à instaurer un dialogue avec tous les acteurs du Moyen-Orient dont les objectifs sont parfois opposés (Iran, Turquie, Arabie saoudite, le Hezbollah, Israël, Egypte). Cette capacité fait défaut aux occidentaux et la place comme acteur significatif et incontournable.
Ainsi, la Russie s'est imposée progressivement comme un acteur diplomatique incontournable au Moyen-Orient. La visite du roi Salmane d'Arabie saoudite à Moscou en Octobre 2017, la première d’un roi saoudien, est souvent citée comme la conséquence de ce facteur.
Pour conclure
Il découle de l’analyse ci-dessus que le retour de la Russie au Moyen-Orient et en Méditerranée est solidement ancré à une démarche Realpolitik initiée surtout depuis l’ascension de Vladimir Poutine au pouvoir et à des déterminants géopolitiques historiques axés sur la défense de ses intérêts économiques et sécuritaires.
Ce retour est qualifié de réussite stratégique puisqu’il a fait de la Russie aujourd’hui et sûrement pour les six années à venir (fin du mandat de Poutine)un acteur de plus en plus significatif, incontournable et une destination de choix pour plusieurs pays de la Méditerranée et du Moyen-Orient (la visite du roi saoudien en Octobre 2017 en est un exemple) à cause des avantages qu’elle leur présente dans plusieurs domaines :
- Sur le plan des relations internationales, la diplomatie russe se caractérise par une grande résilience et n’exclue aucune partie, capacité qui fait défaut aux américains qui optent généralement pour le principe « Celui qui n’est pas avec nous est un ennemi pour nous ».
- Sur le plan économique, la Russie est un grand marché de consommation et un émetteur important de touristes.
- Sur le plan militaire, ses équipements présentent un meilleur rapport qualité prix que ceux des pays occidentaux, et son armée dispose d’une grande expérience en matière de lutte contre le terrorisme grâce à ses expériences en Afghanistan, en Tchétchénie et enfin en Syrie avec de grande capacités cognitives et instrumentales dans le domaine du renseignement.
En ce qui concerne la Tunisie, elle dispose de liens et des relations de coopération historiques non négligeables avec la Russie. En 1920 lors de la guerre civile russe une escadre navale composé de 33 navires ayant à bord plus de 5000 marins et refugiés a effectué sa dernière escale à Bizerte, durant l’époque soviétique les bassins de l’ex-SOCOMENA de Menzel Bourguiba ont vu passer plusieurs navires de guerre pour des escales techniques, une coopération dans la construction de barrages, un grand nombre d’étudiants tunisiens continuent depuis près de 50 ans à choisir les universités russes pour faire leurs études supérieures dans plusieurs domaines,..etc. En outre, il existe un commerce d’échange de marchandises entre les deux pays depuis plusieurs décennies qui a atteint en 2008 un volume d’une valeur de 1,7 milliard de dollars, et depuis 2016 la Russie est devenue un important émetteur de touristes vers notre pays avec un chiffre qui dépasse les 600 000 de touristes par an.
Les relations diplomatiques établis en 1956 entre la Tunisie et l’ex-URSS sont aujourd’hui bonnes et ne connaissent pas de difficultés avec son héritier, l’Etat fédéral de Russie, cependant les niveaux de coopération dans plusieurs domaines restent limités et en deçà des possibilités et des opportunités qui se présentent sur les plans commercial, économique, sécuritaire, touristique et culturel. L’exploration et l’exploitation de ces domaines est certainement bénéfique pour les deux parties et pourrait contribuer au renforcement de la stabilité dans l’environnement immédiat de la Tunisie.
Vu sa position centrale en Méditerranée et en Afrique du nord, notre pays pourrait devenir une plateforme et une porte d’entrée pour les échanges économiques que la Russie est en train de développer avec les pays africains. La participation de l’équipe nationale de football de la Tunisie dans la coupe du monde qui se déroule en Russie en juin/juillet 2018 est une occasion à saisir pour attirer plus de russes vers notre pays, en organisant dans les grandes villes des activités publicitaires de nos capacités touristiques avec des programmes sur notre culture et notre histoire.
En outre pour parer aux dangers sécuritaires qui guettent nos frontières avec la Libye à cause de l’instabilité qui agite cette dernière, il est de l’intérêt de la Tunisie de collaborer certes et en premier lieu avec tous les intervenants de la région, mais aussi avec ceux qui se situent géographiquement loin de notre région y compris la Russie (partenaire stratégique pour des pays de notre région surtout l’Algérie et l’Egypte), car les acteurs externes concernés par ce qui se passe en Afrique du nord sont motivés par leurs ambitions ensevelies et leurs propres intérêts qui de nos jours n’ont plus de frontières avec la mondialisation.