En réponse à la tribune du sociologue Ulrich Beck « Oui à l'Europe des citronniers ! (Le Monde du 8 avril) Boris Grésillon, habitant Marseille depuis 13 ans et professeur de géographie à l'Université d'Aix-Marseille apporte une vision beaucoup moins idyllique sur cette Méditerranée où « les citronniers ont disparu sous le béton depuis belle lurette ».
En outre, il affirme que «L'antique Mare Nostrum s'est transformée en une ligne de fracture féroce entre le Nord et le Sud, symbolisée par Ceuta, Melilla, Lampedusa et ses drames quotidiens».
Depuis le fameux poème de Goethe qui commence par ce vers « Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers ? » les Allemands vouent un véritable culte à la Méditerranée. Plus de deux siècles après la parution du poème de Goethe, Ulrich Beck, l'un des plus grands sociologues allemands contemporains, vient à son tour de succomber à la puissance du mythe méditerranéen. Ulrich Beck se livre à un vibrant plaidoyer pour une Europe méditerranéenne, autrement dit pour une Europe qui adopterait «le savoir vivre», «la joie de vivre» , «la beauté» propres à la Méditerranée. Et le sociologue d'appuyer son argumentation enthousiaste sur une foule de clichés éculés sur les Méditerranéens, depuis «l'art d'une vie joyeuse, cosmopolite» jusqu'à la pétanque, qui servirait de thérapie collective aux maux de l'Europe du Nord, grise, froide et comptable − l'exemple de la pétanque est cité trois fois, l'auteur n'hésitant pas à inviter Mme Merkel et M. Poutine à pratiquer ce sport.
Au-delà de ce trait d'humour, on est dubitatif quant à la portée de la démonstration. Surtout, comment un sociologue aussi compétent que Beck, dont le maître ouvrage La Société du risque (2001) fut véritablement pionnier, peut-il à ce point se fourvoyer dans une vision totalement romantique et erronée de la «Méditerranée» ? Comment peut-il à son tour céder aux sirènes du Midi et nourrir les cohortes de ces Allemands «Latte Macchiato» nostalgiques d'une dolce vita pour touristes ?
Ma Méditerranée, celle que je vis au quotidien depuis Marseille, est très loin de la vision idyllique d'Ulrich Beck. Les citronniers ont disparu sous le béton depuis belle lurette. On est ici à des années lumière de «respecter la nature intérieure et extérieure», ou de «rechercher la proximité de l'autre».
Ma Méditerranée est violente, elle est généreuse, peut-être, exubérante sûrement, mais elle est aussi sans foi ni lois. Les politiques y sont mis en examen sans que cela choque les électeurs le moins du monde. La mémoire y est plus courte qu'ailleurs et le clientélisme est roi. Comme les inégalités, le Front national prospère, faisant de quelques cités provençales chères au cœur d'Ulrich Beck les laboratoires d'une nouvelle pensée nationale en acte, qui ne prêche ni la tolérance et ni le cosmopolitisme.
Et que dire de la Grèce, mère-patrie de l'Europe, la Grèce adulée de Goethe et de Paul Valéry, qui a vu naître et prospérer le parti le plus abject qui soit, dont le seul nom fait frémir, L'Aube dorée ?
Et que dire de l'Espagne et du Portugal, pays europhiles jusqu'à la crise, dont les villes sont secouées par des manifestations de gens indignés depuis des années, pays où l'euroscepticisme gagne du terrain ? Sont-ce encore les pays de l'art d'une vie joyeuse ? Non, Monsieur Beck, ce sont des pays qui grondent, où la jeunesse désœuvrée émigre en masse vers votre pays de cocagne, ce nouvel eldorado européen, l'Allemagne.
L'antique Mare Nostrum s'est transformée en une ligne de fracture féroce entre le Nord et le Sud, symbolisée par Ceuta, Melilla, Lampedusa et ses drames quotidiens. Les Méditerranéens dont Ulrich Beck vante la tranquillité et l'harmonie ne sont pas des joueurs de pétanque en paix avec le monde. Ce sont des gens désorientés et en colère, des gens en proie à un doute profond, des jeunes pour qui ce n'est plus l'Europe du Sud mais l'Europe du Nord qui symbolise l'art de vivre, le confort et l'avenir.
Source de l'article Blog Le Monde
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