La Chaire Esprit méditerranéen Paul Valéry, inaugurée en avril dernier, reçoit du 20 au 24 octobre son quatrième titulaire, Vincent Descombes, un des grands noms de la philosophie morale et politique. Françoise Graziani, professeur de littérature comparée à l’université de Corse, est la responsable scientifique de cette Chaire, issue d’un partenariat entre le laboratoire CNRS LISA et la Fondation de l’université de Corse
Pourquoi avoir associé le nom de Paul Valéry à l'esprit méditerranéen ?
Quand je suis arrivée à l'université de Corse, après avoir enseigné plusieurs années à Paris, j'ai souhaité relancer la Chaire Paul Valéry, qui avait été créée en 2003 par le professeur Jacques Orsoni dans le cadre d'une série de chaires méditerranéennes destinées à encourager le dialogue des cultures.
La nouvelle chaire est fidèle à cet objectif, et les écrits de Valéry sur le conflit des civilisations étant plus que jamais d'actualité, il m'a semblé important de mettre l'accent sur ce qu'il considérait lui-même comme le moteur de toute action politique : l'esprit.
C'est en poète et en homme de lettres que Valéry a écrit dans les années de crise des Essais quasi politiques où il remet en question le rôle des intellectuels, et qui témoignent de la force de son engagement pour une Société des Esprits.
Et c'est en Méditerranéen qu'il a donné une définition surprenante de l'esprit comme un patrimoine commun à tous les hommes déterminant une identité plurielle : « ce que l'on nomme Esprit pourrait aussi bien se nommer Variété, Variété d'Un Tel, parce qu'être plusieurs c'est l'essence de l'homme ».
« Plus d'un ne comprend pas que l'on soit plusieurs », note Valéry, mais un esprit méditerranéen le comprend très bien parce que la Méditerranée est faite de contrastes à la fois géographiques, historiques, psychiques et intellectuels. Les esprits méditerranéens sont peut-être mieux exercés que d'autres, comme par nature, à ne pas se laisser abuser par les fictions politiques, à cause de la résistance de cet « instinct paradoxal » qui a toujours eu le pouvoir d'agir sur le monde en imaginant des fables et des modèles de civilisation.
« La chaire n'est pas une institution académique réservée aux étudiants mais un lieu d'échange et de circulation des idées - ce qu'est l'université dans son esprit le plus authentique »
Et pour Valéry lui-même ?
Valéry a raconté comment son identité a été forgée depuis l'enfance par son « expérience méditerranéenne », une expérience à la fois sensitive et imaginative. C'est ce « site originel » qui lui a fait comprendre que chaque identité, individuelle ou collective, est le vivant témoin de « l'unité d'une diversité ».
En regardant la mer, en éprouvant la sensation d'espace et de lumière qui caractérise toute « expérience méditerranéenne », Valéry a « ressenti » une initiation philosophique plus directe et non moins efficace que les abstractions intellectuelles.
L'esprit méditerranéen est une école de lucidité, et dans ce monde ancien où le soleil et l'ombre s'équilibrent mutuellement, les poètes et les artistes savent depuis longtemps que « toutes nos abstractions ont pour origine de telles expériences personnelles et singulières ».
L'actualité de Valéry tient à ce que nous sommes aujourd'hui dans un état d'urgence où il importe de renouer les liens entre pensée et action, nature et culture, « chose littéraire et chose pratique », et ses écrits nous aident à mieux comprendre la complexité du monde dans lequel nous vivons.
Mais l'objectif de la Chaire n'est pas de travailler sur Valéry ?
Non, il s'agit d'une chaire dont l'identité est elle-même plurielle et variable, puisque nous recevons chaque année quatre professeurs invités qui viennent d'ailleurs pour parler de lieux, d'époques et de disciplines différents.
Chacun explore « l'unité d'une diversité » dans les langues, les cultures et les savoirs qui construisent l'identité méditerranéenne d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Il s'agit donc de suivre Valéry sur les pistes qu'il a ouvertes pour tenter de comprendre ce milieu de « fermentation des esprits » qu'est l'espace méditerranéen dans sa totalité, d'est en ouest et du nord au sud.
J'ajoute que les séminaires et conférences sont ouverts à tous, car la chaire n'est pas une institution académique réservée aux étudiants mais un lieu d'échange et de circulation des idées - ce qu'est l'université dans son esprit le plus authentique, celui que Valéry avait insufflé au Centre Universitaire Méditerranéen qu'il a créé à Nice en 1933.
Dans ce but chacun de nos invités donne une conférence hors les murs, et nous travaillons avec divers partenaires pour proposer des activités culturelles complémentaires. « La chose pratique » et le politique sont ainsi, avec les langues et les arts, les principaux axes de réflexion développés par des penseurs qui, tels Barbara Cassin et Vincent Descombes cette année, savent mettre la philosophie à la portée de tous en faisant varier librement des questions anciennes et modernes.
« Par son statut méditerranéen, la Corse bénéficie d'une « puissance de transformation » qui lui donne vocation à favoriser la circulation des littératures et des idées »
Qui est Vincent Descombes, qui occupera la chaire du 20 au 24 octobre ?
La Méditerranée n'est pas le « site originel » de Vincent Descombes, mais comme Valéry et tous ceux qui occuperont la chaire, il a fait une « expérience méditerranéenne ».
Ce philosophe de l'action et de l'identité n'a pas seulement éprouvé l'esprit méditerranéen dans les livres (Platon, Aristote) et les rencontres (Castoriadis, Derrida), il l'a « ressenti » directement à Nice où il a enseigné au début des années 1970, quand la majorité des jeunes Corses y étaient étudiants, et ceux qui étaient engagés alors dans des études de philosophie pratique, dont Francis Pallenti et le regretté Nicolas Giudici, ont bénéficié de son enseignement.
Puis il a poursuivi sa carrière à Paris, à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, et il est désormais reconnu comme un des meilleurs spécialistes de philosophie morale et politique, notamment pour ses travaux sur l'identité, qui sera précisément le sujet des conférences qu'il donnera à Corte (les 21 et 23 octobre à la Faculté de Lettres) et à Ajaccio (le 24 à l'Espace Diamant).
La philosophie sociale qu'il pratique est caractérisée par son refus des dogmatismes et son intérêt pour la nécessité de maintenir les liens entre « chose littéraire et chose pratique ».
Qu'apporte cette Chaire à la Corse ?
Il s'agit de faire reconnaître la Corse comme un lieu de convergence, le siège d'une Société des Esprits internationale dont la Variété est à l'image du concentré de paysages méditerranéens qu'elle offre aux touristes, pour signifier qu'elle n'est pas seulement un espace de loisir mais bien un lieu de « fermentation des esprits ».
Par son statut méditerranéen, la Corse bénéficie d'une « puissance de transformation » qui lui donne vocation à devenir un espace de résonance polyphonique pour l'accord des civilisations, à favoriser la circulation des littératures et des idées, à stimuler l'invention par la mémoire.
Bref, à développer cette « politique de l'esprit » que Valéry appelait de ses vœux en 1933, en un temps où « la crise de l'esprit » n'était pas encore une « crise d'identité », et dont il prophétisait que la nation qui serait capable d'en faire un enjeu politique en tirerait une gloire comparable à celle des anciennes cultures méditerranéennes par son impact fondateur et durable.
Soutenue par la Délégation Interministérielle pour la Méditerranée, la Chaire impulsera aussi des réalisations concrètes, comme la création prochaine d'une collection Estru mediterraniu (traductions et textes inédits sur la Corse et la Méditerranée).
Source de l'article Corse Matin
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