L’une des manières les plus immédiates, mais jamais suffisante en soi, de contribuer à une amélioration de l’enseignement et apprentissage de l’histoire consiste à produire des manuels et ressources didactiques innovants, soit par leurs contenus, soit par les activités qu’ils proposent aux élèves.
Deux exemples récents destinés aux enseignants et à tout lecteur intéressé, y compris les élèves, concernent surtout les contenus de narration du passé, un manuel d’« histoire à partager » de la Méditerranée et un manuel d’histoire critique de l’époque contemporaine.
Méditerranée, de nouveaux horizons pour enseigner l’histoire
La parution il y a un an de Méditerranée, une histoire à partager(Bayard, 2013), sous la direction de Mostafa Hassani-Idrissi, ouvre de nouveaux horizons pour l’histoire scolaire. En effet, c’est un ouvrage qui tombe bien et qui contraste avec les replis identitaires frileux qu’une doxa tyrannique obnubilée par des racines et des essentialisations tente d’imposer à l’histoire scolaire.
Ce livre collectif est le résultat d’une longue démarche entreprise sous l’égide de Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture, avec le soutien de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Elle est due à un collectif d’historiens qui ont eu le souci à la fois de l’ouverture sur toutes les cultures méditerranéennes et de la possibilité de faire transposer leurs propos sur un plan didactique pour agir sur les pratiques scolaires.
Dans son introduction, le coordinateur précise qu’il s’agit « d’un manuel commun d’histoire méditerranéenne et non pas d’un manuel méditerranéen d’histoire » (p. 22). De prime abord, la formule peut sembler anodine ; elle est en réalité d’une grande importance. En effet, il s’agit bien d’aller plus loin qu’un simple croisement, ou qu’une simple juxtaposition, des espaces multiples qui sont pris en considération. Ainsi, l’idée d’un « manuel commun d’histoire méditerranéenne » vise à combler des méconnaissances mutuelles par la construction d’une synthèse englobante et organique qui soit autant que possible libérée des récits nationaux des uns et des autres. Elle ne consiste toutefois pas non plus à « fabriquer » une identité méditerranéenne commune et d’aspect téléologique en ignorant les autres espaces ou en se confrontant à eux.
Le projet Méditerranée se distingue donc d’une série d’initiatives antérieures qui ont tenté ces dernières années d’innover en matière de manuels d’histoire. En premier lieu, il est a priori destiné aux enseignants et non pas aux élèves. Sa démarche n’est donc pas celle, par exemple, du manuel d’histoire franco-allemand d’histoire, avec son caractère croisé, qui s’est achoppé à des différences de sensibilité pédagogique et aux évolutions respectives des programmes d’histoire dans les deux pays (Paris, Nathan, 3 tomes, 2006-2011). Ce projet Méditerranée se distingue aussi de L’histoire de l’autre, cette série de tableaux qui proposent en parallèle, et dans la même langue, deux récits de thématiques particulièrement sensibles, l’un israélien, l’autre palestinien (Paris, Liana Levi, 2004). Même s’il ouvre son propos à d’autres espaces que l’Europe et le monde occidental, ce projet n’est pas davantage une tentative d’insuffler dans un récit scolaire une dimension spécifique demeurée trop effacée dans l’épistémologie et la transmission scolaire de l’histoire, comme c’est le cas d’une autre expérience éditoriale tout à fait intéressante, La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte (ouvrage collectif paru en 2010 chez Belin).
L’organisation éditoriale générale de Méditerranée consiste à proposer cinq essais de synthèse qui correspondent aux cinq grandes périodes traditionnelles, tous écrits en principe, à une exception près, par un duo ou un collectif d’auteurs provenant du nord et du sud. Ces textes sont ensuite complétés par des focus, soit des études de cas, avec des documents, dans la perspective possible d’une présentation en classe. Un site Internet du CNDP (http://www.cndp.fr/mediterranee-une-histoire/accueil/, consulté le 26 décembre 2014) accompagne le projet et devait prendre ultérieurement de l’ampleur, ce qui n’est pas encore le cas pour l’instant. Enfin, une série de chorèmes simplifiés représentant l’espace méditerranéen en fonction de contextes historiques successifs est mise à disposition en fin de volume.
Éviter une critique trop facile
Face à cette tentative de synthétiser l’histoire d’un tel espace vaste et diversifié sur une aussi longue période, il serait aisé de pointer des déséquilibres ou des carences. Tout ne pouvait pas être inclus dans cet ouvrage et l’entreprise se présente d’abord comme une sorte d’encouragement à poursuivre et à aller plus loin dans une telle perspective. Certes, il y a sans doute lieu de noter la place relativement limitée qui est consacrée à l’époque contemporaine, mais en soulignant alors du même coup tout l’intérêt qu’il y avait de combler les grandes lacunes de nos connaissances sur les périodes antérieures, lacunes dont on retrouve l’écho dans les programmes et les pratiques scolaires d’aujourd’hui. Certes, il est peut-être utile de relever qu’une date aussi emblématique que le 8 mai 1945, entre concordance de temporalité et discordance de significations, n’est pas mentionnée comme telle et ne donne pas lieu à une étude de cas. Elle marque pourtant à la fois la fin de la Seconde Guerre mondiale, soit la libération du continent européen de la barbarie nazie, et l’émergence du conflit franco-algérien, avec les massacres de Sétif et Guelma, les premiers étant seulement cités brièvement.
De fait, même si une démarche de synthèse a bien été entreprise par les auteurs, l’ampleur du cadre spatio-temporel pris en considération ne pouvait mener à aucune exhaustivité. La cible principale de l’ouvrage, telle qu’elle est déclarée dès le début de l’introduction, soit les enseignants d’histoire et les concepteurs de programmes ou de manuels scolaires, donne davantage d’importance aux intentions générales du projet. En outre, l’ambition des regards croisés et des dialogues pluriculturels qu’il porte a sans doute poussé les auteurs à s’en tenir à un certain consensus. Mais il nous faut aussi souligner l’intérêt de certaines études de cas qui, comme celles qu’Antonio Brusa consacre à la bataille de Poitiers ou aux martyrs sanctifiés d’Otrante, permettent de déconstruire des visions mythiques forgées bien après le déroulement de ces faits
Lorsque l’ouvrage a été présenté à Marseille fin 2013, la pertinence de ses intentions a été discutée par la critique. Les questions les plus intéressantes ont porté sur l’efficacité probable d’une telle initiative, notamment dans un article de Laura Guien (« Faut-il écrire des manuels communs d'histoire pour lutter contre le racisme ? », publié le 8 janvier 2014,http://www.slate.fr/story/82039/manuel-commun-histoire-mediterranee-lutte-racisme, consulté le 26 décembre 2014). Certes, il n’y a pas lieu d’être trop ingénu en la matière, ni de croire que l’ouverture à l’autre pourrait se prescrire sans autre. Mais l’auteure conclut son article par le plus important : l’ouvrage s’adresse en effet aux enseignants et il leur rend hommage en postulant que c’est bien par eux que pourra passer, s’ils le souhaitent, l’ouverture des esprits promue par cette démarche.
C’est dans le même sens, en rappelant que l’histoire comme sa transmission servent la construction de connaissances portant aussi bien sur les échanges que sur les confrontations entre les peuples, mais sans nourrir ni les préjugés ni les stéréotypes, que l’ouvrage Méditerranée a encore été discuté récemment, à nouveau à Marseille, lors des rencontres d’Averroès (débat retransmis sur France-Culture le 24 décembre 2014,http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-rencontres-d-averroes-33-2014-12-24, consulté le 26 décembre 2014). Patrick Boucheron y a notamment évoqué cette autre « Méditerranée » pleine d’interconnexions qu’avait été l’océan Indien alors que l’artiste libanais Khalil Joreige a rappelé que pendant les guerres civiles de son pays, la figure de la Méditerranée constituait plutôt un emblème des milices chrétiennes d’extrême-droite. Sans parler de cette Méditerranée tragique dans laquelle meurent chaque année des milliers de migrants dont il a aussi été question. Ce qui a remis un peu de complexité dans tout ce débat.
Un manuel d’histoire critique
Autre tentative de réalisation alternative en matière d’histoire enseignée, le hors-série du Monde diplomatique intitulé Manuel d’histoire critique, publié cet automne, se présente quant à lui sous un format plus réduit et porte sur les programmes français de Première et Terminale, soit sur l’époque contemporaine, « de la révolution industrielle à nos jours ». Il est structuré par de courts chapitres, parfois bien trop courts, une iconographie d’une grande richesse, ainsi que des encarts comprenant des extraits de manuels scolaires du monde entier ou de courtes mises au point insérées dans une rubrique intitulée « Bêtisier ».
Là encore, ce hors-série, qui est aussi disponible sous la forme d’un ouvrage (Les Mondes insurgés. Altermanuel d'histoire contemporaine, Paris, Librairie Vuibert, 2014), n’a pas été écrit pour les élèves et il ne s’occupe pas de leurs activités ; c’est un « manuel » pour les enseignants ou pour le grand public qui serait sans doute détourné de son sens s’il était utilisé comme un vrai manuel de référence. En effet, il se présente d’abord comme un inventaire d’« idées reçues » et de controverses qui mériteraient d’être déconstruites dans le cadre de la classe d’histoire, mais aussi comme un constant rappel de figures oubliées et invisibles, de faits occultés ou malmenés par des interprétations discutables pourtant données à voir comme des évidences et des allant de soi.
À l’instar du cas précédent, le jeu trop facile des mentions de lacunes ou d’éléments discutables n’aurait pas grand intérêt, d’autant moins que le cadre imposé par la structure éditoriale - en dire très peu sur beaucoup de thèmes puisqu’ils sont dans les programmes officiels -, pèse ici très lourdement sur les contenus. Dès lors, si l’originalité et la pertinence des premières pages sur le XIXe siècle peuvent être soulignées, de même que le traitement trop rapide et insuffisamment problématisé de certains aspects de l’histoire du XXe siècle, c’est d’abord cette ouverture à des point de vue trop absents dans les manuels traditionnels qui est à souligner à propos de cette publication.
En outre, les quelques pages consacrées aux « idées reçues » sur le passé contemporain sont ici de loin les plus intéressantes, à tel point qu’elles auraient pu prendre bien davantage de place dans un « manuel » se voulant alternatif qui ne contient par ailleurs pas d’autres propositions concrètes quant aux activités intellectuelles et pratiques à proposer pour l’apprentissage d’une histoire critique. De même, la grande richesse des documents iconographiques intégrés dans ce Manuel critiqueest impressionnante, et aussi relativement bien référencée et légendée. Toutefois, elle ne joue qu’un rôle illustratif sans intégrer suffisamment ces images ni dans le récit qui constitue l’ossature des pages proposées ni surtout dans la moindre activité d’apprentissage. C’est là un argument de plus pour considérer cette belle expérience comme une ressource pédagogique équivalant à un support à partir duquel des activités critiques bien plus intéressantes pourraient être fabriquées, développées et proposées aux publics scolaires.
Ce qu’il faudrait encore pour renouveler l’enseignement et apprentissage d’une histoire critique
Dans le fond, ces deux exemples de réalisation éditoriale autour de l’histoire scolaire sont à la fois très utiles pour les éléments d’innovation qu’ils contiennent tout en restant limités par leur nature même, parce qu’ils ne se proposaient pas particulièrement d’agir sur autre chose, ce qui n’est déjà pas rien, que sur les contenus d’histoire à transmettre ou à faire construire, à l’exception notable des doubles pages du Manuel critique dédiées à la déconstruction d’« idées reçues ».
Ces limites mènent ainsi à une réflexion critique sur les manuels scolaires d’histoire, sur leur actualité et sur leur éventuelle et probable obsolescence dans la société contemporaine, non pas seulement par rapport aux évolutions technologiques contemporaines, en termes de numérisation et de compléments électroniques, mais surtout en fonction de la nécessité de promouvoir des ressources d’enseignement et apprentissage de l’histoire qui puissent mettre en avant la fonction critique de cette discipline scolaire.
S’il nous faut donc souligner l’apport significatif et incontestable de ces deux réalisations éditoriales, leur lecture est aussi l’occasion de prendre la mesure de tout le travail qui reste à entreprendre pour réaliser des ressources de didactique de l’histoire qui sachent proposer de vraies activités d’apprentissage en évitant de réduire le récit historique à un discours unique, qu’il soit de médiocre ou d’excellente qualité, fermé ou ouvert à une certaine complexité des faits donnant accès à une intelligibilité du passé. Renforcée par ces travaux de défrichage, la didactique de l’histoire a ainsi encore bien du travail devant elle.
Par Charles Heimberg (Genève) - Source de l'article Blog Mediapart
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire