Euro-Méditerranée, Il faut sortir d’une « relation paternaliste »

Entretien avec Bichara Khader, professeur à l’Université Catholique de Louvain Il faut sortir d’une « relation paternaliste » Propos recueillis par Manon Malhère

Professeur à l’Université Catholique de Louvain où il dirige le Centre d’Études et de Recherches sur le Monde arabe contemporain (Cermac), Bichara Khader a été membre du Groupe des Hauts Experts sur la PESC (Commission européenne 1998-2000) et membre du Groupe des Sages pour le dialogue culturel en Méditerranée (Présidence européenne 2003-2004). Exposant les faiblesses, voire les échecs, de la politique européenne de voisinage et de l’Union pour la Méditerranée, M. Khader précise comment l’UE devrait accompagner les révolutions démocratiques dans les pays arabes.

Pourquoi l’UE a-t-elle semblé hésitante à soutenir les révolutions arabes ?

L’UE, comme tout le monde, a été prise de court par la soudaineté des révolutions, la mobilisation massive des jeunes, la facilité avec laquelle les Tunisiens d’abord, les Egyptiens ensuite, se sont débarrassés de leurs dictateurs, et surtout l’effet « boule de neige », ou l’effet cliquet déclenché par ces mouvements de masse. Certes, l’UE se rendait compte que les régimes étaient à bout de souffle, mais elle continuait à miser sur leur stabilité. Hésitante d’abord, l’UE a finalement pris acte de l’importance des événements, sortant de sa réserve et annonçant son soutien aux peuples en révolte. Mais l’UE n’a pas fait montre d’audace en prenant les devants : elle a souvent emboîté le pas aux Américains, reprenant, mot pour mot, les déclarations du président des Etats-Unis Barack Obama.

Est-ce que ces révolutions arabes révèlent l’échec des politiques européennes ?

Les insuffisances des politiques européennes étaient déjà bien apparentes avant le déclenchement des révolutions démocratiques. Mais ce que ces révolutions ont révélé, c’est plutôt la vacuité de certains paradigmes qui guidaient l’action de l’UE. Le premier tient à la notion de stabilité confondue avec le statu quo, ce qui a amené l’UE à traiter avec des régimes autoritaires qui se présentaient comme les garants d’une « paix sociale, comme des remparts « antiterroristes » ou comme des sentinelles anti-migration. Le deuxième paradigme tient à la fausse conception de la realpolitik, confondue souvent avec la « seule défense des intérêts », alors que la vraie realpolitik doit combiner à la fois les intérêts qui doivent guider la politique étrangère, les valeurs qui doivent l’encadrer et les responsabilités qui doivent l’inspirer. Le troisième paradigme ébranlé par les révolutions arabes se rapporte à la fameuse séquence développement économique-développement politique. Le problème est que, dans le contexte méditerranéen, le développement économique a atteint ses limites par l’instauration d’un capitalisme de copinage, par un passage de l’économie du plan à l’économie du clan. De sorte que les classes moyennes et une vraie bourgeoisie industrielle – historiquement vecteurs de la démocratisation - ont été bridées par le manque d’emplois de qualité, par la corruption endémique et par les régimes prédateurs et patrimoniaux.

Est-ce que cela invalide la politique de voisinage ?

La politique de voisinage, la PEV, s’inspire de la formule de Romano Prodi « Ring of Friends », visant à assurer un « bon voisinage » stable et prospère. C’est une proposition médiane entre le simple partenariat et l’adhésion et elle est essentiellement de caractère bilatéral (27+1). Les principes qui la guident sont l’appropriation (Plan d’action), la différenciation (l’UE prend en considération les traits spécifiques de chaque voisin), la subordination (de l’aide aux résultats obtenus) et le gradualisme (puisque chaque État avance à son rythme). Il n’empêche que la PEV est restée rivée à la stabilité, elle n’a pas d’institutions communes, demeure une offre unilatérale de l’Europe (accès au marché unique selon la formule « tout sauf les institutions ») et c’est une politique vers et pour les voisins. C’est en somme « une politique du dedans pour le dehors « afin de prévenir les risques du « dehors sur le dedans ». Avec cette politique, l’UE traite avec les gouvernements et peu avec les sociétés civiles. Indirectement, elle ne fait que conforter les régimes en place et espère qu’ils se réforment d’eux-mêmes, de l’intérieur. C’est un recul par rapport au Processus de Barcelone où la société civile était davantage impliquée.

Comment réviser la PEV ?

Il faut la remodeler et la renouveler, pour tenir compte des révolutions démocratiques en cours. L’idée d’un « partenariat pour la démocratie et la prospérité partagée » me séduit. Mais il ne faut pas que ce soit un « nouveau slogan », scandé sous la pression des événements. Cela signifie que l’UE doit être persuadée que « son avenir se joue en grande partie au Sud de la Méditerranée », dans un nouveau rapport avec les pays méditerranéens et l’ensemble du monde arabe, fondé sur le codéveloppement, le partenariat stratégique, le respect, et l’égalité. Cela veut dire qu’il faut s’extraire d’une relation paternaliste pour aller vers une relation partenariale. Cela implique de privilégier le dialogue des sociétés civiles, de cibler les petites et moyennes entreprises créatrices d’emplois, de renforcer la transparence et l’efficacité des institutions, d’accroître la gouvernance économique, de délocaliser des segments de la chaîne de valeur intensifs en main-d’œuvre mais aussi aider ces pays à monter dans la gamme des produits pour créer des emplois aux millions de jeunes diplômés. En somme, il faut une Politique de Voisinage, moins obsédée par la sécurité aux frontières extérieures de l’UE et davantage orientée vers la « sécurité humaine » de la rive Sud, mise à mal par le manque et la peur.

Pourquoi l’Union pour la Méditerranée (UpM) a-t-elle échoué ?

L’UpM n’a pas échoué parce qu’elle n’a pas vraiment décollé. Elle a été clouée au sol pour différentes raisons. La première tient au financement : lancée avant la crise financière mondiale en 2007, l’UpM est confrontée à la raréfaction des ressources. Certes, les entreprises privées, la BEI, la Banque Mondiale, les Fonds Souverains, les Agences Nationales de Développement ne manquent pas de moyens : encore faut-il les mobiliser et les utiliser à bon escient. Mais il ne faut pas s’attendre à un accroissement significatif des aides de l’UE ou des États membres qui doivent faire face à des déficits budgétaires considérables. La deuxième raison tient aux institutions. Certes, on a choisi un siège pour le Secrétariat Général (Barcelone), on a nommé un Secrétaire Général (l’ambassadeur Massa’deh, qui a déjà démissionné) et choisi six secrétaires généraux adjoints. Mais les compétences restent floues, la feuille de route imprécise et la coordination entre Barcelone et Bruxelles limitée. On a politisé le Secrétariat Général par des nominations de convenance, notamment pour satisfaire l’amour-propre des pays méditerranéens, et on a négligé la participation des pays nordiques ou même ceux de l’Est, suscitant leur démobilisation.

Le conflit israélo-palestinien n’explique-t-il pas également cet échec ?

Nous y arrivons. La troisième raison de l’échec de l’UpM tient à son format, à son périmètre et à ses projets prioritaires. Je considère toujours qu’il aurait mieux valu s’en tenir à un « partenariat régional privilégié » ; limité au 5+5+1 (les pays européens méditerranéens, les pays du Maghreb + l’Egypte). Cela aurait permis de renforcer cette structure qui ressemble à une coopération renforcée. Et en même temps, cela aurait évité à l’UpM d’être contaminée par le conflit israélo-arabe, comme ce fut le cas d’ailleurs. Cette formule n’exclurait pas les autres pays de l’UE dont les entreprises auraient leur part. On aurait pu d’ailleurs envisager une formule alternative (27+5+1). Le Conseil européen en a décidé autrement en invitant les pays du Machrek à faire partie de l’UpM avec la paralysie qu’on connaît. Il fallait à mon sens procéder par étapes puis élargir l’UpM après la solution des conflits et non avant.

Les priorités de l’UpM sont-elles pertinentes, selon vous ?

Nombre d’entre elles intéresse le monde des entreprises (plan solaire, infrastructures, autoroutes maritimes, environnement etc.). L’UpM aurait dû se centrer sur les projets créateurs d’emploi (petites et moyennes entreprises, districts industriels (distritti industriali), renforcement du Comité des Villes et Régions, sécurité alimentaire, eau potable ainsi que la protection civile et la recherche - développement). Emploi, sécurité alimentaire, amélioration de l’éducation et de la formation, voilà les défis majeurs en Méditerranée. Naturellement la question de la mobilité échappe à l’UpM, en tant que telle, mais elle demeure fondamentale si on veut aller vers un espace de « coprospérité ». Cette mobilité peut prendre la forme de « migration circulaire » ou « contrat migratoire ».

Est-ce à dire que l’impasse actuelle est durable ?

L’impasse actuelle tient au manque de visibilité de la valeur ajoutée de l’UpM. N’oublions pas que les pays méditerranéens n’étaient pas demandeurs. C’est Nicolas Sarkozy, en campagne présidentielle, qui en fait son cheval de bataille et qui a « vendu « l’idée à son ami Moubarak, nommé coprésident, et qui a dû la « négocier » avec les Espagnols, les Italiens (Déclaration de Rome 2008) et les Allemands, après de multiples aménagements. L’impasse tient aussi à la politisation de cette Union de projets par l’implication de pays toujours en conflit, à l’absence d’une feuille de route opérationnelle et, sans doute, au faible intérêt qu’y portent les États européens et les États méditerranéens. Peut-être un Secrétaire Général dynamique, de grand calibre, et d’une grande expertise diplomatique pourrait réussir à redonner vie à cette UpM, mais il est clair que si rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions.

Est-ce que les ressources financières constituent un handicap insurmontable ?

Si une institution, comme le Secrétariat Général, est capable de présenter une sorte de « business plan » bien ficelé, bien conçu, et « vendable » aux États et aux entreprises, nul doute qu’il trouvera les ressources nécessaires. Mais comme disent les Anglais : « We don’t have added value from added money ». Ce qui signifie que la vraie valeur ajoutée est liée à la mobilisation des entreprises et à la volonté des États à faire aboutir les projets, pour le bienfait collectif. Mais ce à quoi on a assisté, dernièrement, concernant le plan solaire, pour prendre cet exemple, c’est la rivalité entre les États du Sud eux-mêmes, mais aussi entre certains pays européens. Le réflexe nationaliste risque d’enterrer l’UpM. C’est pour cela que je propose un partenariat entre « collectivités locales » pour mener à bien certains projets ciblés.

« Il faut une PEV moins obsédée par la sécurité aux frontières extérieures »

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