Méditerranée - La crise arabe et le nouvel ordre international

L'Europe a un rôle à prendre à la suite du printemps arabe. Mais elle n'a jamais pu démontrer sa maturité politique. Une opinion de Jean-Philippe Timmermans, Collaborateur de l’Institut Européen de Recherche sur la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe - Medea.

Les événements dans le monde arabe viennent confirmer une tendance bien connue en politique internationale : le monde unipolaire mené par l’Amérique a vécu et un nouvel ordre mondial se met en place. Ce monde unipolaire n’aura existé réellement qu’une petite quinzaine d’années après la chute du bloc soviétique. Les attentats du 11 septembre et les politiques qui en ont résulté marquent le début du déclin des Etats-Unis. Après la crise financière, la crise arabe termine d’acter la fin de l’hégémonie américaine et l’avènement d’une nouvelle ère multipolaire.

Au cours de la première décennie du 21e siècle, les Etats-Unis ont gaspillé leur crédibilité dans des projets idéologiques contradictoires, usé leur puissance militaire dans de longues guerres injustifiées ou mal préparées, avant de voir leurs finances dilapidées par la crise financière. Avec l’émergence de pays comme la Chine, l’Inde, le Brésil, etc., il est indéniable que le poids de l’économie américaine dans le monde s’est considérablement détérioré. Mais c’est en terme de soft power - c’est-à-dire l’influence, le pouvoir d’attraction - que les Etats-Unis auraient le plus perdu. L’anti-américanisme s’est développé dans le monde de manière extrêmement rapide.

Cependant, les Etats-Unis restent le pays le plus puissant. Ses capacités militaires et sa place dans l’économie mondiale sont là pour le rappeler. Le déclin relatif des Etats-Unis permet à une autre puissance historique de se positionner en alternative possible : l’Europe. La puissance économique de l’Europe et le poids politique non négligeable de certains pays comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre permettent au continent européen d’avoir une certaine influence dans les affaires mondiales.

L’Europe est de loin le plus gros contributeur à l’aide au développement. Elle tente ainsi d’attirer dans son orbite les pays qui bénéficient de son aide. En 2010, plus de 75 % des Arabes auraient choisi l’Europe s’ils avaient été amenés à vivre en dehors de leur région, contre 7 % pour les Etats-Unis et 6 % pour la Chine. Actuellement, le rêve européen a supplanté l’American dream dans l’esprit des Arabes.

Troisième pilier du monde multipolaire qui tend à s’installer, la Chine est devenue la deuxième économie mondiale en 2010 et continue son irrésistible ascension. Dans le monde entier, y compris dans le monde arabe, la Chine a conclu des accords colossaux en termes d’investissements et d’exploitation de ressources. Elle est devenue un modèle de réussite sans libéralisation politique et économique. Force est de constater que le libéralisme et la démocratie à l’occidentale ne sont plus l’unique référence pour le développement et la modernisation d’un pays. De nombreux intellectuels arabes voient en la Chine le partenaire économique et le modèle alternatif à l’arrogance occidentale. Tout autour de la Chine, de l’Europe et des Etats-Unis gravitent une multitude d’Etats sans allégeance qui détermineront à l’avenir le poids géopolitique de ces trois grands ensembles. Et parmi eux, les Etats arabes ont incontestablement un rôle à jouer.

Deux tendances s’étaient mises en place dans le Moyen Orient. Il y avait d’un côté la Syrie et l’Iran, résolument tournés vers la Chine et la Russie, et de l’autre les alliés de l’Occident, menés par l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Mais la crise arabe pourrait remettre en cause ce statu quo. L’UE et les Etats-Unis tentent de rester fidèles en apparence à une certaine moralité, aux droits de l’homme et aux principes des Nations unies. Leur politique étrangère est, en théorie, dictée par ces principes. Les Etats-Unis souffrent cependant d’un déficit de crédibilité. La promotion des droits de l’Homme et le projet de démocratisation du Moyen-Orient cher à l’administration Bush étaient en totale contradiction avec leur politique envers Israël et leur soutien à certains régimes dictatoriaux locaux. Les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak ont été perçues comme autant de symboles de l’impérialisme de Washington. Il en résulte que la population arabe est foncièrement anti-américaine, Washington ne récoltant que 12 % d’opinion favorable auprès de la population du Moyen-Orient.

Il est peu probable que les changements en cours dans différents pays traditionnellement alliés de l’Occident comme l’Egypte et la Tunisie soient au bénéfice d’une entente accrue avec les Etats-Unis. Discrets et ambigus durant la révolution tunisienne et le début des troubles en Egypte, les Etats-Unis n’ont pris fait et cause pour les manifestants cairotes que lorsque la révolution avait atteint un point de non retour. Bien que son soutien final fut très apprécié par la population égyptienne, les hésitations de Washington ne sont pas passées inaperçues.

De même, certains alliés régionaux pourraient être tentés de revoir à la baisse les liens qui les unissent aux Etats-Unis suite au revirement soudain du soutien américain au régime de Moubarak, de peur de subir un jour le même sort. Les dissensions politiques entre les pays de l’Union européenne, notamment au sujet de l’attitude à adopter face aux événements dans le monde arabe, empêchent l’Union de développer une politique étrangère commune susceptible d’avoir suffisamment de poids pour influencer réellement les relations internationales. La timidité affichée par l’Europe vis-à-vis des révolutions tunisiennes et égyptiennes contraste avec l’interventionnisme prôné par certains pays européens en Libye. L’expérience d’intégration supranationale de l’Europe pourra peut-être l’aider à tisser des liens solides et constructifs avec ses voisins du Sud. Mais les crises arabes ont également révélé la faiblesse de cette "union" lorsqu’il est question de prendre des décisions tranchées dans un laps de temps relativement court, et lorsque les intérêts nationaux sont légèrement divergents.

La politique extérieure de la Chine, quant à elle, n’est orientée qu’en fonction de ses propres intérêts. Or le monde arabe est une région essentielle pour ses approvisionnements en énergie. La stabilité sociale et politique de ses partenaires importe bien plus que le type de régime aux yeux des Chinois. La Chine fera dès lors la promotion du respect de la souveraineté nationale et encouragera les bénéfices économiques réciproques. Dans le monde arabo-musulman, la Chine peut compter sur le soutien des Russes dont les objectifs stratégiques rejoignent ceux de Pékin, bien que leurs intérêts soient sensiblement différents dans la région.

A moyen terme, les Etats-Unis paraissent hors course. A eux de réinventer leur politique afin de sauvegarder ce qu’ils peuvent de leurs positions et influences. La neutralité de Pékin et sa politique de "non-ingérence" pourraient par contre séduire de plus en plus les pays dont le processus démocratique ne s’est pas mis en route. Par contre, il est probable que l’Occident reste la référence pour cette frange de la population arabe en quête de plus de liberté et de démocratie. L’Europe a donc un rôle à prendre à la suite du printemps arabe. Elle pourrait étendre ses liens, créer de nouveaux partenariats au bénéfice des Européens comme des Arabes. D’autant plus qu’elle bénéficie, on l’a vu, d’une image relativement positive au sein de la population. La balle est dans son camp, encore faut-il que l’Union européenne ait la maturité politique pour la prendre au rebond. Maturité politique qu’elle n’a malheureusement jamais vraiment su démontrer jusqu’à présent.


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