Je partirais dans cette réflexion sur la Méditerranée dont les enjeux politiques... hexagonaux redeviennent évidents ces temps-ci, je partirais brièvement, point de vue d'historien, de l'époque qu'avait talentueusement évoquée mon maître Fernand Braudel dans sa Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. La prépondérance sudiste, plus exactement méditerranéenne, conservait alors de beaux restes (européens) au XVIe siècle qu'avait illustrés à Madrid et à Barcelone la dynastie des Habsbourg, progressivement éloignée de ses bases autrichiennes ou flamandes originelles.
Un peu plus à l'est, il suffit d'évoquer à propos de cette durable dominance latine la grande peinture italienne de la Renaissance cependant que la France, encore à la traîne, n'abandonnera l'architecture gothique, désormais démodée, au profit des modèles romains, sinon grecs, que tardivement, à partir de 1530-1540. Les grandes découvertes océaniques des XVe-XVIe siècles vers l'Inde, l'Amérique, le Pacifique sont le fait de navigateurs italiens et ibériques.
Malgré ce, la rétroversion du Vieux Continent vers le Nord au détriment des grands espaces maritimes du Sud est une donnée qui s'impose progressivement dans le très long terme : je pense à l'installation déjà très ancienne à Paris d'une puissante monarchie capétienne ; elle "avale" peu à peu le Midi, Languedoc au temps de la croisade anti-albigeoise, Provence à la fin du Moyen Age, Sud-Ouest au lendemain des guerres de Cent Ans. Et puis la Corse en 1768. Dans la foulée et dans la longue durée, nos monarchies puis la République s'installeront en Algérie, en Tunisie, au Maroc entre 1830 et 1925. Conquêtes éphémères, quoique linguistiquement assez tenaces.
Le Nord, toujours : en Italie, Cavour, politicien piémontais ultra-septentrional par rapport à la Botte, détruit sans scrupule lors de notre Second Empire toutes les principautés et petites monarchies péninsulaires au profit de la vorace dynastie savoyarde ; elle s'installe sans complexe à Rome et contrôle tant bien que mal un espace considérable qui s'étend du val d'Aoste à Lampéduse et Pantelleria. L'Allemagne de Guillaume II, avant 1914, tente de mettre un pied au Maroc et un autre au Proche-Orient, forte de l'alliance ottomane. L'Angleterre tient la route des Indes par Gibraltar, Malte et le canal de Suez ; celui-ci, oeuvre d'un Français éminent, Ferdinand de Lesseps. Ce personnage, sans le scandale de Panama où il fut impliqué, occuperait dans la mémoire nationale une place quasi équivalente à celle de Victor Hugo.
De cette avancée des pouvoirs nordistes vers le sud, on tient encore d'autres exemples : n'évoquons que pour mémoire l'arrivée des Vikings ou plutôt des Normands dans l'espace italien méridional y compris insulaire. Quant à l'Espagne moderne, chrétienne et post-chrétienne, elle doit son existence à la Reconquista, effectuée à partir de la bordure d'outre-Pyrénées exceptionnellement non islamisée, liseré étroit qui s'étendait de Saint-Jacques-de-Compostelle à la Catalogne.
L'apôtre Jacques pointait ainsi un doigt conquérant vers Valence et l'Andalousie. Couronnant l'édifice, les Pays-Bas dès le XVIIe siècle supplantent l'Italie du Nord comme avant-garde agricole, capitaliste, conquérante, transocéanique. Mais le vaincu parfois conquiert pacifiquement son fier vainqueur : la France s'est emparée de "son" Sud mais les pays d'Oc, même francisés, constituent maintenant un pôle d'attraction économiquement très actif pour les retraités, pour les amateurs de résidences secondaires, les touristes blonds et germaniques, y compris déshabillés au cap d'Agde et les médecins pour soigner tout ce monde. Puissant gisement d'emplois...
Les Algériens colonisés jadis par Charles X et Louis-Philippe viennent peupler nos banlieues, la tête haute. Les milliardaires arabes et autres dédaignent la Galice et s'installent en Andalousie triomphalement. Nos anciennes possessions donnent le "la", les baigneurs scandinaves sont à Djerba et BHL règne à Marrakech.
D'une façon générale, y compris hors Méditerranée, l'attraction sudiste et solaire fait prime. Londres, avec son ciel purifié du smog, a repris l'ascendant sur les vieilles zones centrales et septentrionales de la révolution industrielle anglaise ; le Wurtemberg et la Bavière, jadis pauvres, sont devenus les régions les plus heureuses de l'Allemagne, distançant le Brandebourg. La vieille Europe, si ensoleillée soit-elle en la circonstance, est pourtant bluffée par l'émergence de la révolution arabe au sud et à l'est de la mer intérieure.
On en était encore à l'islamisme conquérant comme dans La Belle Hélène, d'Offenbach. Tous ces barbus qui s'avancent... bus qui s'avancent... bus qui s'avancent... Et puis la scène pivote, sur le mode dramaturgique. Les jeunes manifestants, du Maroc à la Syrie (sans oublier Aden et certains émirats), se proclament démocrates et le sont en effet pour nombre d'entre eux.
Dans ce qui fut autrefois la régence tunisienne, Ben Ali dorénavant met les pouces. Dans une Egypte qui comptait il n'y a pas si longtemps 40 millions d'habitants devenus aujourd'hui 84 millions, les étudiants et bien d'autres ont fait céder Moubarak, l'attitude de l'armée ayant été exemplaire en l'occurrence. Ces deux pays qu'avaient illustrés il y a bien longtemps Carthage et les pharaons écrivent derechef une nouvelle page, pour le moment brillante, de leur histoire multimillénaire.
Ce que d'aucuns avaient prévu se réalise, les masses estudiantines énormément accrues depuis des dizaines d'années changent les règles du jeu. Mais ailleurs l'armement moderne des forces de répression fait la loi pour le moment. Jusqu'à quand ? Kadhafi est l'auteur de cette incroyable innovation qu'est l'usage de l'aviation militaire contre les manifestants des boulevards et des avenues.
La dynastie Assad se couvre de honte, une fois de plus, contre des Syriens désarmés. Qu'en adviendra-t-il ? La politique méditerranéenne de la France y changera-t-elle quelque chose ? Je laisse à de plus savants que moi comme aux spécialistes du monde arabe le soin de répondre à cette question. Emmanuel Le Roy Ladurie, de l'Académie des sciences morales et politiques
Article paru dans l'édition du Monde du 9 avril 2011
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